Par un arrêt en date du 23 juin 2020, la Cour européenne des droits de l’homme a examiné les griefs de plusieurs ressortissants turcs relatifs à l’intervention des forces de l’ordre lors d’une manifestation. En l’espèce, un groupe d’individus, menacés d’expulsion de leurs logements sociaux, avait tenté d’interpeller le Premier ministre lors d’un rassemblement politique. Empêchés d’accéder au lieu de l’événement, ils s’étaient allongés sur la chaussée en signe de protestation, bloquant ainsi la circulation. Les forces de l’ordre les avaient alors évacués par la force, portés jusqu’à des véhicules de police et placés en état d’arrestation avant de les libérer le jour même. Plusieurs manifestants présentaient des lésions constatées par des rapports médicaux. Une plainte déposée par les intéressés contre les policiers avait été classée sans suite par le procureur, décision confirmée par la cour d’assises, au motif que l’usage de la force n’avait pas été excessif. Parallèlement, les poursuites engagées contre les requérants pour manifestation illégale avaient également fait l’objet d’un non-lieu. Saisie de l’affaire, la Cour devait déterminer si le traitement infligé aux manifestants et le défaut d’enquête approfondie caractérisaient une violation de l’article 3 de la Convention. Il lui appartenait également d’apprécier si la dispersion du rassemblement portait une atteinte disproportionnée à la liberté de réunion et d’association garantie par l’article 11. La Cour conclut à la violation de l’article 3 pour une partie des requérants en raison de l’usage excessif de la force et d’une enquête interne défaillante. Elle constate par ailleurs une violation de l’article 11 pour l’ensemble des requérants, l’ingérence dans leur liberté de manifester n’étant pas nécessaire dans une société démocratique.
La décision de la Cour européenne sanctionne ainsi un usage de la force jugé inapproprié face à des manifestants pacifiques, tout en critiquant l’absence d’une enquête nationale effective pour élucider les circonstances de l’intervention (I). Au-delà du traitement physique des protestataires, c’est l’entrave même à leur droit de réunion qui est condamnée, l’ingérence de l’État étant jugée disproportionnée au regard des impératifs de l’ordre public (II).
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I. La sanction d’un usage disproportionné de la force et d’une enquête lacunaire
La Cour examine l’intervention policière sous le double prisme de l’article 3 de la Convention, en évaluant d’une part la nécessité du recours à la force physique (A) et d’autre part l’effectivité de l’enquête menée subséquemment par les autorités nationales (B).
A. La condamnation du recours à une force non strictement nécessaire
La Cour rappelle que si l’article 3 n’interdit pas en soi l’usage de la force, notamment lors d’une arrestation, celle-ci doit demeurer strictement nécessaire au regard du comportement de l’individu. En l’espèce, elle constate que les requérants avaient adopté une attitude de résistance passive en s’allongeant sur la route, et que « rien dans le dossier n’indique qu’ils aient été virulents ou dangereux au moment des faits ». Dans ces conditions, les lésions constatées par les rapports médicaux, telles que des ecchymoses, des marques rouges et des égratignures, ne sauraient s’expliquer par le simple fait d’avoir porté les manifestants pour les évacuer. La Cour juge que l’argumentaire du gouvernement, qui se limite à invoquer un transport des corps, « n’explique qu’insuffisamment la présence de ces multiples marques et lésions ». En réaffirmant que « toute conduite des forces de l’ordre à l’encontre d’une personne qui porte atteinte à la dignité humaine constitue une violation de l’article 3 de la Convention », elle conclut que la force employée, n’étant pas justifiée par une nécessité absolue, a violé les exigences de cette disposition dans son volet matériel.
B. La censure de l’ineffectivité de l’enquête interne
Outre l’aspect matériel, la Cour se penche sur l’obligation procédurale qui incombe aux États de mener une enquête effective lorsqu’une personne formule une allégation défendable de mauvais traitements. Or, l’examen de la procédure interne révèle de graves lacunes. La décision de non-lieu du procureur se fonde sur une analyse sommaire, sans offrir d’« explication individualisée sur l’origine des traces physiques décelées sur les requérants ». La Cour déplore que le magistrat instructeur n’ait procédé à aucune diligence sérieuse pour établir les faits : « le procureur semble s’être contenté des procès-verbaux versés au dossier ; rien ne permet en effet de dire qu’il a interrogé les policiers mis en cause ni qu’il a recueilli les dépositions des requérants ou recherché des témoins ». Une telle enquête, limitée à l’examen des documents fournis par les forces de l’ordre elles-mêmes, ne répond pas aux critères d’indépendance, d’impartialité et de minutie requis. En ne cherchant pas à faire la lumière sur les circonstances précises de l’intervention, les autorités nationales ont failli à leur devoir de garantir que les responsables d’éventuels actes illicites répondent de leurs agissements, ce qui constitue une violation distincte de l’article 3 sous son volet procédural.
II. La protection de la liberté de manifestation face à une ingérence non justifiée
La Cour analyse ensuite la conventionalité de l’interdiction et de la dispersion de la manifestation au regard de l’article 11. Si elle admet que l’ingérence répondait formellement à un cadre légal et à des objectifs légitimes (A), elle conclut néanmoins à son caractère disproportionné dans une société démocratique (B).
A. L’existence d’une ingérence fondée sur une base légale et un but légitime
La Cour applique son test traditionnel en trois étapes pour évaluer l’ingérence dans la liberté de réunion. Elle reconnaît sans difficulté que les mesures litigieuses, à savoir l’empêchement d’accéder au lieu de rassemblement et la dispersion des manifestants, étaient « prévues par la loi », en l’occurrence la loi nationale sur les réunions et manifestations publiques. De même, elle admet que cette ingérence pouvait se justifier par la poursuite de buts légitimes énumérés au second paragraphe de l’article 11, soit « la défense de l’ordre et la protection des droits d’autrui », notamment en raison de la perturbation de la circulation. Cependant, la satisfaction de ces deux premières conditions ne suffit pas à rendre l’ingérence compatible avec la Convention. L’enjeu principal de l’analyse réside dans l’examen de sa nécessité et de sa proportionnalité, étape décisive du contrôle exercé par la Cour.
B. Le caractère disproportionné de l’intervention au sein d’une société démocratique
La Cour écarte l’argument du gouvernement selon lequel la présence du Premier ministre justifiait l’intervention pour des raisons de sûreté. Elle note que « le procureur dans la motivation de sa décision de non-lieu n’a aucunement mentionné l’existence d’un risque éventuel d’atteinte à la sûreté ou de perturbation de l’ordre public ». La manifestation, bien que non autorisée et perturbatrice pour le trafic routier, était demeurée pacifique. Or, la jurisprudence constante de la Cour accorde une protection particulière aux rassemblements de cette nature. Elle réitère ainsi sa position de principe selon laquelle « l’intervention précipitée des forces de l’ordre pour disperser des manifestations pacifiques ne présentant pas un danger pour l’ordre public (…) n’étaient pas nécessaires à la défense de l’ordre public et qu’il s’agissait de mesures disproportionnées ». En l’absence de toute violence ou menace émanant des requérants, la dispersion forcée et leur arrestation constituaient une réaction radicale et excessive. L’État n’a pas démontré en quoi une approche plus tolérante, permettant à une protestation pacifique de se dérouler, aurait mis en péril un intérêt public supérieur. L’ingérence n’était donc pas nécessaire dans une société démocratique.