Arrêt de la Cour (cinquième chambre) du 10 décembre 1985. – Procédure pénale contre Léon Motte. – Demande de décision préjudicielle: Cour d’appel de Bruxelles – Belgique. – Mesure d’effet équivalent – Directive d’harmonisation partielle – Colorants. – Affaire 247/84.

Par un arrêt rendu en réponse à une question préjudicielle de la cour d’appel de Bruxelles du 26 septembre 1984, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé les conditions dans lesquelles une réglementation nationale sur les additifs alimentaires peut être jugée compatible avec les règles du traité relatives à la libre circulation des marchandises. En l’espèce, un opérateur économique faisait l’objet de poursuites pénales en Belgique pour avoir importé et commercialisé des œufs de poisson en conserve, légalement produits et conditionnés en Allemagne, mais dont la coloration était obtenue au moyen de substances non autorisées pour ce type de denrée par la législation belge. Ces colorants étaient pourtant admis en Belgique pour d’autres aliments. Saisie du litige, la juridiction belge a sursis à statuer afin de demander à la Cour de justice si l’interdiction posée par la réglementation nationale constituait une mesure d’effet équivalant à une restriction quantitative, prohibée par le traité. Le problème de droit soumis à la Cour consistait donc à déterminer si les articles 30 et 36 du traité CEE s’opposent à une réglementation d’un État membre qui subordonne la commercialisation d’une denrée alimentaire importée, et légalement vendue dans un autre État membre, à une procédure d’autorisation préalable pour les colorants qu’elle contient, procédure qui repose non seulement sur une évaluation de leur innocuité, mais également sur l’appréciation de la nécessité de leur emploi. La Cour de justice répond que le droit communautaire, en l’état actuel de son développement, ne s’oppose pas à une telle réglementation nationale. Elle précise toutefois que sa mise en œuvre doit respecter le principe de proportionnalité, ce qui impose aux autorités nationales d’autoriser la commercialisation du produit si la coloration répond à un besoin réel, compte tenu des habitudes alimentaires locales, et si l’évaluation du risque sanitaire prend en considération les données scientifiques internationales disponibles.

I. La reconnaissance de la légitimité des systèmes nationaux d’autorisation préalable

La Cour reconnaît qu’une réglementation nationale imposant une autorisation pour l’utilisation de colorants constitue une entrave à la libre circulation des marchandises, mais elle admet que cette entrave peut être justifiée par la protection de la santé publique (A), en incluant dans les critères d’évaluation la nécessité même de l’additif (B).

A. La justification d’une entrave à la libre circulation par la protection de la santé publique

La Cour constate sans détour que l’application d’une législation nationale, qui interdit la commercialisation de produits importés légalement d’un autre État membre, est susceptible d’entraver les échanges intracommunautaires et relève ainsi de l’article 30 du traité. Toutefois, une telle mesure peut être justifiée au regard de l’article 36 si elle vise la protection de la santé et de la vie des personnes. La Cour s’appuie sur l’état du droit communautaire, en relevant que l’harmonisation en matière d’additifs alimentaires demeure très partielle. Cette absence d’harmonisation complète laisse aux États membres une marge d’appréciation pour déterminer le niveau de protection qu’ils jugent approprié. La Cour réaffirme ainsi sa jurisprudence constante selon laquelle, « dans la mesure où des incertitudes subsistent en l’état actuel de la recherche scientifique, il appartient aux États membres, à défaut d’harmonisation, de décider du niveau auquel ils entendent assurer la protection de la santé et la vie des personnes, tout en tenant compte des exigences de la libre circulation des marchandises à l’intérieur de la communauté ». Cette position confère une base légale solide aux systèmes nationaux fondés sur des « listes positives », qui n’autorisent que les substances expressément évaluées et admises. Le silence de la législation sur une combinaison spécifique d’un additif et d’une denrée équivaut donc à une interdiction, dont la légitimité de principe est reconnue.

B. L’appréciation de la nécessité de l’additif comme critère pertinent

L’apport significatif de l’arrêt réside dans la validation du critère de la nécessité de l’additif, au-delà de sa seule non-nocivité. Le prévenu dans l’affaire au principal soutenait qu’une évaluation portant sur l’utilité ou l’opportunité de l’emploi d’un colorant excédait le cadre strict de la protection de la santé et ne pouvait justifier une dérogation au principe de libre circulation. La Cour écarte cet argument en se référant aux travaux du Comité scientifique de l’alimentation humaine. Elle consacre l’idée que l’autorisation d’un additif ne dépend pas uniquement de son innocuité, mais aussi de l’existence d’un besoin objectif. Elle cite à cet égard le rapport du comité qui indique que « pour l’autorisation d’un additif, la preuve doit être apportée que l’utilisation envisagée répond à un besoin qui peut être d’ordre technologique ou économique ou encore, en ce qui concerne les aromates et les matières colorantes, de caractère organoleptique ou psychologique ». En validant ce double examen, la Cour légitime une démarche réglementaire qui vise à limiter l’exposition globale des consommateurs aux substances chimiques, même réputées sûres, en n’autorisant leur usage que lorsqu’il est justifié. Ainsi, une autorité nationale est en droit de refuser une autorisation non pas parce que le colorant est dangereux, mais parce que son ajout à une denrée donnée est jugé superflu.

II. L’encadrement de l’autonomie nationale par le principe de proportionnalité

Si la Cour valide le principe des systèmes d’autorisation nationaux, elle en encadre strictement l’application par le biais du principe de proportionnalité, qui exige des autorités nationales qu’elles autorisent un produit répondant à un besoin réel (A) et qu’elles fondent leur analyse des risques sur des données objectives et internationales (B).

A. L’obligation d’autorisation en cas de « besoin réel »

La Cour tempère fortement l’autonomie laissée aux États membres en la soumettant à un contrôle de proportionnalité, qui découle de la dernière phrase de l’article 36 du traité. Ce principe interdit que les mesures nationales constituent une discrimination arbitraire ou une restriction déguisée au commerce. La faculté d’interdire des importations doit être limitée à ce qui est strictement nécessaire pour atteindre l’objectif de protection de la santé. Par conséquent, une autorisation de commercialisation doit être accordée si elle est compatible avec cet objectif. Appliquant ce raisonnement au cas d’espèce, la Cour établit un lien direct entre la notion de « nécessité » de l’additif et les attentes des consommateurs. Elle énonce que « les autorités nationales doivent cependant autoriser la coloration de la denrée si, compte tenu des habitudes alimentaires dans l’État membre importateur, elle répond à un besoin réel ». Le caractère « réel » de ce besoin doit donc être apprécié concrètement, en fonction des pratiques et des préférences du marché de destination. Un État ne peut dès lors interdire un produit coloré au seul motif que cette coloration n’est pas traditionnelle sur son territoire, si cette caractéristique répond à une demande effective des consommateurs, par exemple pour des raisons esthétiques ou pour distinguer différentes qualités de produits.

B. La prise en compte des données scientifiques internationales

Le second volet du contrôle de proportionnalité porte sur l’évaluation du risque sanitaire. La Cour, tout en reconnaissant que les avis du Comité scientifique communautaire n’ont pas de force obligatoire, impose aux autorités nationales une obligation de diligence. Elles ne peuvent ignorer l’état de la science. L’arrêt précise que « lors de leur appréciation du risque général que la matière colorante effectivement employée peut présenter pour la santé, ces autorités doivent tenir compte des résultats de la recherche scientifique internationale, et notamment des travaux du comité scientifique communautaire de l’alimentation humaine ». Cette exigence vise à garantir que les décisions nationales reposent sur une base factuelle et objective, et non sur des considérations protectionnistes. Un État membre ne saurait donc refuser d’autoriser une substance jugée suffisamment sûre par les instances scientifiques compétentes sans apporter la preuve de l’existence de risques spécifiques liés, par exemple, à des habitudes de consommation nationales particulières qui entraîneraient un dépassement des doses journalières admissibles. L’autonomie nationale est ainsi encadrée par une obligation de motivation scientifique de ses décisions de refus, assurant un équilibre entre la protection de la santé et les impératifs du marché unique.

📄 Circulaire officielle

Nos données proviennent de la Cour de cassation (Judilibre), du Conseil d'État, de la DILA, de la Cour de justice de l'Union européenne ainsi que de la Cour européenne des droits de l'Homme.

En savoir plus sur Kohen Avocats

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Poursuivre la lecture