Par un arrêt du 8 avril 1992, la Cour de justice des Communautés européennes, réunie en sa cinquième chambre, est venue préciser l’articulation complexe entre les règles nationales anticumul et le mécanisme de calcul des pensions prévu par le droit communautaire. La Cour a ainsi clarifié les obligations pesant sur les institutions de sécurité sociale des États membres lors de la liquidation des droits à pension des travailleurs migrants.
En l’espèce, un travailleur de nationalité italienne ayant accompli sa carrière en Belgique et en Italie s’était vu octroyer une pension de retraite belge. L’organisme national compétent avait initialement calculé une pension complète, en incluant des années fictives prévues par la législation belge. Cependant, après avoir pris connaissance du droit à pension de l’intéressé en Italie, cet organisme avait réduit le nombre d’années fictives accordées, diminuant de ce fait le montant de la prestation versée, en application de dispositions anticumul de son droit interne. Une situation similaire concernait la pension de survie accordée à la veuve d’un autre travailleur migrant.
Le litige a d’abord été porté devant le tribunal du travail de Liège, qui a fait droit aux demandes des bénéficiaires en écartant l’application des règles anticumul nationales. L’organisme de pension a alors interjeté appel devant la cour du travail de Liège. Cette dernière, confrontée à une difficulté d’interprétation du droit communautaire, a décidé de surseoir à statuer et de poser plusieurs questions préjudicielles à la Cour de justice. Il s’agissait essentiellement de déterminer si l’article 46 du règlement n° 1408/71 devait être appliqué dans son intégralité, y compris sa propre règle anticumul, lorsqu’un droit à pension complet est ouvert en vertu de la seule législation nationale, et quel était l’effet de l’article 12 du même règlement sur les clauses anticumul nationales.
La question de droit posée à la Cour consistait donc à savoir comment concilier le droit d’un État membre d’appliquer ses dispositions anticumul et l’objectif de coordination des régimes de sécurité sociale visant à ne pas pénaliser les travailleurs ayant exercé leur droit à la libre circulation. Plus précisément, la neutralisation d’une règle anticumul nationale par le droit communautaire peut-elle déclencher en retour l’application de la règle anticumul prévue par ce même droit communautaire ?
La Cour de justice répond en établissant une méthode de comparaison rigoureuse. Elle impose à l’institution compétente de procéder à une double liquidation des droits. D’une part, elle doit calculer la prestation en appliquant exclusivement la législation nationale, y compris ses propres règles anticumul. D’autre part, elle doit calculer la prestation conformément aux règles du droit communautaire, en particulier l’article 46 du règlement, qui exclut l’application des règles anticumul nationales mais impose, le cas échéant, sa propre limitation. Le travailleur migrant doit ensuite se voir attribuer le montant le plus élevé résultant de ces deux calculs.
Cette solution conduit à une clarification méthodique du calcul des pensions (I), tout en réaffirmant le principe de protection du travailleur migrant comme finalité essentielle de la coordination communautaire (II).
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I. La clarification méthodologique du calcul des pensions
La Cour systématise l’approche que doivent suivre les institutions nationales en consacrant un principe de double liquidation (A) et en précisant la fonction distincte des règles anticumul nationales et communautaires (B).
A. L’obligation de procéder à une double liquidation des droits
L’apport principal de l’arrêt réside dans l’obligation faite à l’institution nationale de ne pas se limiter à un seul mode de calcul, mais d’effectuer une comparaison systématique entre deux montants. Le premier montant est celui de la prestation calculée sur la seule base du droit national. Dans cette hypothèse, la Cour rappelle une jurisprudence constante selon laquelle « les dispositions du règlement n° 1408/71 ne font pas obstacle à ce que cette législation nationale lui soit appliquée intégralement, y compris les règles anticumul ». L’autonomie du système national est donc préservée dans ce premier calcul.
Le second montant est celui qui résulte de l’application intégrale du droit communautaire, et plus spécifiquement de l’article 46 du règlement. Ce calcul est lui-même subdivisé en plusieurs étapes, incluant la détermination d’une prestation « autonome » et d’une prestation « proratisée ». La Cour souligne que ce n’est qu’après avoir effectué ces deux liquidations complètes et distinctes que l’institution peut déterminer le droit final du bénéficiaire. En effet, elle doit octroyer « la prestation dont le montant est le plus élevé ». Ce mécanisme assure que le travailleur ne soit jamais désavantagé par l’application des règles de coordination communautaire.
B. La fonction distincte des règles anticumul
L’arrêt précise de manière décisive le champ d’application respectif des clauses de réduction. Lors du calcul de la prestation selon le seul droit national, les règles anticumul nationales s’appliquent pleinement. Ainsi, une disposition qui réduit le nombre d’années fictives en raison d’une pension étrangère produit tous ses effets dans ce cadre. La Cour qualifie d’ailleurs une telle disposition de « clause de réduction au sens de l’article 12, paragraphe 2, du règlement n° 1408/71 ».
En revanche, lors du calcul de la prestation en application du droit communautaire, ces mêmes clauses nationales sont neutralisées. La Cour affirme que l’institution compétente « ne doit pas tenir compte des clauses anticumul nationales conformément à l’article 12, paragraphe 2, de ce même règlement ». Toutefois, cette neutralisation n’implique pas une absence totale de limitation. Le droit communautaire substitue sa propre règle, prévue à l’article 46, paragraphe 3, qui vise à empêcher que le total des prestations perçues ne dépasse un certain plafond. Cette règle communautaire n’intervient que si nécessaire et s’applique « à l’exclusion de toute clause de réduction nationale ».
Cette clarification méthodologique permet de réaffirmer un principe fondamental du droit social européen.
II. La portée de la solution au service de la libre circulation
La décision s’inscrit dans une jurisprudence visant à garantir les droits des travailleurs migrants (A) et illustre la finalité même de la coordination des régimes de sécurité sociale (B).
A. La garantie du maintien des avantages acquis
En imposant la comparaison et le choix du montant le plus favorable, la Cour réaffirme un principe cardinal du droit social européen, déjà consacré dans l’arrêt `Petroni` du 21 octobre 1975. Selon ce principe, l’exercice du droit à la libre circulation ne doit jamais conduire un travailleur à perdre des avantages de sécurité sociale qui lui seraient garantis par la seule législation d’un État membre. L’application des règles de coordination de l’Union ne peut avoir pour effet de réduire une prestation à laquelle le travailleur aurait eu droit en l’absence de mobilité.
L’arrêt commenté est une application directe de cette protection. Le mécanisme de double calcul garantit que si le droit national seul, malgré ses règles anticumul, s’avère plus avantageux que le résultat du calcul communautaire, le travailleur conservera cet avantage. Inversement, si le calcul communautaire, en neutralisant les règles anticumul nationales, aboutit à un montant supérieur, le travailleur en bénéficiera. La solution est donc systématiquement orientée vers le résultat le plus favorable, protégeant les droits acquis et les expectatives légitimes des assurés.
B. La finalité de la coordination des régimes
La Cour rappelle implicitement que le règlement n° 1408/71 n’a pas pour objet de créer un régime commun de sécurité sociale, mais seulement de coordonner les différents régimes nationaux. L’objectif est de lever les obstacles à la libre circulation qui pourraient résulter de l’application cloisonnée de ces régimes. Dans ce contexte, la règle anticumul de l’article 46, paragraphe 3, ne doit pas être vue comme une sanction, mais comme un outil technique de cette coordination.
Elle vise à éviter un cumul de prestations qui résulterait d’une superposition non maîtrisée des droits, en fixant un plafond logique : le montant théorique le plus élevé des prestations. La Cour confirme que cette règle « reste d’application dans les cas, tels que ceux visés dans les affaires au principal, où le montant théorique est égal à celui d’une prestation complète due en vertu de la seule législation d’un État membre ». En agissant ainsi, elle assure un équilibre entre la suppression des obstacles à la mobilité et la cohérence financière des systèmes de pension nationaux, sans jamais porter préjudice au montant global auquel un travailleur peut prétendre.