Arrêt de la Cour (cinquième chambre) du 11 mai 2000. – Régie nationale des usines Renault SA contre Maxicar SpA et Orazio Formento. – Demande de décision préjudicielle: Corte d’appello di Torino – Italie. – Convention de Bruxelles – Exécution des décisions – Droits de propriété intellectuelle relatifs à des éléments de carrosserie de véhicules automobiles – Ordre public. – Affaire C-38/98.

Par un arrêt rendu dans une affaire opposant un constructeur automobile français à un fabricant italien de pièces détachées, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé les contours de la notion d’ordre public dans le cadre de la Convention de Bruxelles du 27 septembre 1968. En l’espèce, une société française avait obtenu en France la condamnation d’un fabricant italien et de son dirigeant pour contrefaçon, assortie de dommages et intérêts, en raison de la production et de la commercialisation d’éléments de carrosserie. La décision française étant devenue définitive, le constructeur en a sollicité l’exequatur en Italie auprès de la Corte d’appello compétente. Cette demande a été initialement rejetée. La société française a alors formé un recours, conformément à l’article 40 de la Convention, devant la même juridiction. Les défendeurs au recours ont soutenu que la décision française ne pouvait être reconnue en Italie, car elle serait contraire à l’ordre public économique italien, au motif que le droit français, en reconnaissant un droit de propriété intellectuelle sur des pièces de carrosserie, contrevenait aux principes de libre circulation des marchandises et de libre concurrence consacrés par le droit communautaire. Saisie de cette argumentation, la juridiction italienne a posé une question préjudicielle à la Cour de justice, l’interrogeant sur la compatibilité d’une telle décision avec l’ordre public au sens de l’article 27, point 1, de la Convention. Il s’agissait donc de déterminer si une juridiction d’un État contractant peut refuser de reconnaître une décision émanant d’un autre État contractant au motif que cette dernière reposerait sur une application du droit jugée erronée, notamment au regard des règles fondamentales du droit communautaire. La Cour de justice répond par la négative, en affirmant que l’exception d’ordre public ne saurait être invoquée pour sanctionner une simple divergence d’interprétation du droit, fût-il communautaire. Elle juge qu’un tel refus n’est possible que si la reconnaissance de la décision « heurterait de manière inacceptable l’ordre juridique de l’État requis, en tant qu’elle porterait atteinte à un principe fondamental ». Une simple erreur de droit, même alléguée, ne constitue pas une telle atteinte.

Cette solution conduit à réaffirmer la conception stricte de l’exception d’ordre public comme condition de la confiance mutuelle (I), tout en confirmant la primauté du système des voies de recours de l’État d’origine pour assurer le respect du droit (II).

I. LE SENS DE LA DÉCISION : UNE CONCEPTION RESTRICTIVE DE L’ORDRE PUBLIC INTERNATIONAL

La Cour de justice rappelle que l’exception d’ordre public doit être interprétée de manière stricte. Elle réaffirme ainsi l’interdiction de procéder à une révision au fond de la décision étrangère (A), en exigeant une violation manifeste d’une règle essentielle de l’ordre juridique de l’État requis pour justifier un refus de reconnaissance (B).

A. L’interdiction de la révision au fond, un principe cardinal de la reconnaissance des décisions

L’un des objectifs fondamentaux de la Convention de Bruxelles est de faciliter « la libre circulation des jugements en prévoyant une procédure d’exequatur simple et rapide ». Cet objectif serait compromis si le juge de l’État requis pouvait réexaminer le litige déjà tranché. C’est pourquoi les articles 29 et 34, troisième alinéa, de la Convention interdisent la révision au fond de la décision étrangère. Le juge saisi d’une demande d’exequatur ne peut donc refuser la reconnaissance « au seul motif qu’une divergence existerait entre la règle de droit appliquée par le juge de l’État d’origine et celle qu’aurait appliquée le juge de l’État requis s’il avait été saisi du litige ».

En l’espèce, le litige portait sur la question de savoir si une divergence dans la conception de la propriété intellectuelle sur des pièces détachées automobiles entre le droit français et le droit italien pouvait justifier une opposition à la reconnaissance pour motif d’ordre public. La Cour, en écartant cette possibilité, confirme que le mécanisme de reconnaissance n’a pas pour objet d’harmoniser le droit matériel des États membres, mais d’assurer l’efficacité des décisions de justice au sein de l’espace judiciaire européen. Permettre un contrôle de l’application du droit reviendrait à nier la confiance mutuelle qui fonde le système de la Convention.

B. La nécessité d’une atteinte à un principe fondamental de l’État requis

Pour que l’exception d’ordre public puisse être valablement soulevée, la Cour pose une condition très rigoureuse. Elle précise que le recours à cette clause « n’est concevable que dans l’hypothèse où la reconnaissance ou l’exécution de la décision rendue dans un autre État contractant heurterait de manière inacceptable l’ordre juridique de l’État requis, en tant qu’elle porterait atteinte à un principe fondamental ». Cette atteinte doit en outre constituer « une violation manifeste d’une règle de droit considérée comme essentielle dans l’ordre juridique de l’État requis ou d’un droit reconnu comme fondamental dans cet ordre juridique ».

Le seuil est donc particulièrement élevé. Il ne s’agit pas d’une simple contrariété à une norme, même impérative, mais d’un choc avec les valeurs fondatrices de l’ordre juridique de l’État d’accueil. La Cour distingue ainsi ce qui relève de la simple application du droit, qui est de la compétence exclusive du juge d’origine, et ce qui touche aux principes structurants de l’ordre juridique de l’État requis. Cette distinction est essentielle pour préserver l’équilibre entre la souveraineté des États et l’efficacité de l’espace judiciaire commun.

II. LA VALEUR ET LA PORTÉE DE LA DÉCISION : LA CONSOLIDATION DE LA CONFIANCE MUTUELLE

En définissant de manière aussi stricte les limites de l’exception d’ordre public, la Cour de justice renforce la confiance mutuelle entre les systèmes judiciaires des États membres. Elle précise notamment que l’erreur d’application du droit communautaire ne constitue pas en soi un motif de contrariété à l’ordre public (A), ce qui a pour effet de renforcer l’efficacité globale du système de reconnaissance et d’exécution (B).

A. L’exclusion de l’erreur d’application du droit communautaire comme motif de contrariété à l’ordre public

L’argument principal des défendeurs à l’exequatur reposait sur l’idée que la décision française, en protégeant des droits de propriété intellectuelle sur des pièces détachées, méconnaissait les articles 30 et 86 du Traité CE relatifs à la libre circulation des marchandises et à l’abus de position dominante. La Cour écarte cet argument de manière catégorique. Elle juge que le juge de l’État requis ne saurait refuser la reconnaissance d’une décision « au seul motif qu’il estime que, dans cette décision, le droit national ou le droit communautaire a été mal appliqué ».

La portée de cette affirmation est considérable. Elle signifie que le contrôle du respect du droit communautaire par les juridictions nationales relève principalement du système des voies de recours organisé dans chaque État membre. C’est au juge de l’État d’origine, et aux juridictions de recours de cet État, qu’il appartient d’assurer la bonne application du droit de l’Union, le cas échéant en saisissant la Cour de justice d’une question préjudicielle au titre de l’article 234 CE. Le mécanisme d’exequatur ne doit pas devenir une voie de recours déguisée permettant de contester a posteriori l’interprétation du droit retenue par le premier juge.

B. Le renforcement de l’efficacité du système de reconnaissance et d’exécution

En définitive, cette décision consolide le principe de confiance mutuelle qui est la pierre angulaire de la coopération judiciaire européenne. Si chaque juge requis pouvait remettre en cause les décisions de ses homologues au prétexte d’une divergence d’interprétation juridique, la libre circulation des jugements deviendrait lettre morte. La prévisibilité et la sécurité juridique pour les justiciables qui agissent dans le marché intérieur seraient gravement compromises. La solution retenue garantit qu’une décision obtenue dans un État membre produira ses effets dans les autres, sauf circonstances véritablement exceptionnelles.

L’arrêt illustre ainsi une répartition claire des compétences entre le juge de l’État d’origine, seul maître du fond du droit, et le juge de l’État requis, dont le contrôle se limite à la vérification de quelques conditions formelles et au respect de l’ordre public entendu dans son acception la plus stricte. Cette architecture garantit l’automaticité de la reconnaissance et contribue à la construction d’un espace de justice européen intégré et efficace.

📄 Circulaire officielle

Nos données proviennent de la Cour de cassation (Judilibre), du Conseil d'État, de la DILA, de la Cour de justice de l'Union européenne ainsi que de la Cour européenne des droits de l'Homme.
Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

Avocat au Barreau de Paris • Droit Pénal & Droit du Travail

Maître Kohen, avocat à Paris en droit pénal et droit du travail, accompagne ses clients avec rigueur et discrétion dans toutes leurs démarches juridiques, qu'il s'agisse de procédures pénales ou de litiges liés au droit du travail.

En savoir plus sur Kohen Avocats

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Poursuivre la lecture