Arrêt de la Cour (cinquième chambre) du 13 juillet 2000. – Commission des Communautés européennes contre République française. – Manquement d’Etat – Libre prestation des services – Règlement (CEE) nº 3577/92 – Cabotage maritime – Navires battant pavillon français. – Affaire C-160/99.

Par un arrêt rendu dans l’affaire C-160/99, la Cour de justice des Communautés européennes a été amenée à se prononcer sur les conséquences du maintien en vigueur d’une disposition de droit national incompatible avec un règlement communautaire directement applicable. En l’espèce, un règlement de 1992 avait organisé la libéralisation des services de transport maritime à l’intérieur des États membres, le cabotage, à compter du 1er janvier 1993. Cependant, le code des douanes d’un État membre conservait une disposition réservant ces transports aux navires battant son propre pavillon, en contradiction directe avec l’objectif et le texte du règlement.

Saisie par la Commission, la Cour devait déterminer si le simple maintien d’une telle législation nationale, nonobstant l’applicabilité directe du droit communautaire et l’adoption de mesures administratives palliatives par l’État concerné, constituait un manquement à ses obligations. Saisie d’un recours en manquement, la Commission estimait que la persistance de cette non-conformité textuelle violait le droit communautaire. L’État membre, sans contester la contradiction, faisait valoir que des mesures internes, telles qu’une circulaire administrative et une note de bas de page dans le code, suffisaient à garantir l’application du règlement en attendant une modification législative formelle. Le problème de droit soumis à la Cour consistait donc à déterminer si la persistance d’une norme législative nationale contraire à un règlement communautaire, malgré des mesures administratives visant à en neutraliser les effets, caractérise un manquement d’État.

À cette question, la Cour répond par l’affirmative. Elle juge que « le maintien inchangé, dans la législation d’un État membre, d’un texte incompatible avec une disposition du droit communautaire, même directement applicable dans l’ordre juridique des États membres, donne lieu à une situation de fait ambiguë en maintenant les sujets de droit concernés dans un état d’incertitude quant aux possibilités qui leur sont réservées de faire appel au droit communautaire ». Elle en déduit qu’une telle situation constitue un manquement aux obligations découlant du traité. La Cour affirme ainsi une conception rigoureuse des exigences de la sécurité juridique, dont il convient d’analyser la teneur avant d’en mesurer les implications pratiques quant aux devoirs des États membres.

I. L’exigence de sécurité juridique comme corollaire de l’effet direct

La décision de la Cour repose sur l’idée que la seule existence d’une norme nationale contradictoire, même privée d’effet par la primauté du droit communautaire, engendre une insécurité juridique inacceptable. Elle critique ainsi le maintien d’une législation créant une ambiguïté (A) tout en soulignant l’insuffisance des simples mesures administratives pour y remédier (B).

A. La censure du maintien d’une législation nationale ambiguë

L’apport principal de l’arrêt réside dans la centralité du principe de sécurité juridique. Pour la Cour, le fait qu’un règlement soit directement applicable dans l’ordre interne des États membres ne suffit pas à éteindre les obligations de ces derniers. Laisser subsister une loi nationale qui dispose en sens contraire crée pour les justiciables, et notamment pour les opérateurs économiques du secteur concerné, une situation d’incertitude. Ces derniers se trouvent face à deux normes de droit positif, l’une interne et l’autre communautaire, dont la lecture littérale révèle une contradiction.

Le raisonnement de la Cour protège ainsi le sujet de droit, qui ne doit pas avoir à résoudre par lui-même un conflit de normes pour connaître l’étendue de ses droits et obligations. L’ambiguïté qui résulte de la coexistence de textes contradictoires est en soi une violation du droit communautaire. Elle paralyse l’effet utile du règlement en dissuadant potentiellement les armateurs communautaires de se prévaloir des droits que ce texte leur confère, par crainte d’un litige ou d’une application erronée du droit par les autorités nationales. La Cour ne se contente donc pas d’une application théorique du principe de primauté ; elle en tire les conséquences pratiques pour garantir une application effective et uniforme du droit communautaire sur tout le territoire de l’Union.

B. L’inefficacité des mesures administratives palliatives

Face à l’accusation de manquement, l’État membre arguait de l’existence de mesures palliatives, notamment une circulaire administrative et une note en bas de page dans le code des douanes renvoyant au règlement communautaire. La Cour rejette fermement cet argument en se fondant sur une hiérarchie des normes implicite mais claire. Elle rappelle que « l’incompatibilité de la législation nationale ne peut être définitivement éliminée qu’au moyen de dispositions internes à caractère contraignant ayant la même valeur juridique que celles qui doivent être modifiées ».

Une circulaire ou une note de bas de page, dépourvues de force contraignante et de valeur législative, ne sauraient formellement abroger ou modifier une disposition contenue dans un code ayant force de loi. Ces instruments administratifs sont précaires et révocables, et ne présentent pas les mêmes garanties de publicité et de permanence qu’une loi. En exigeant une symétrie des formes entre la norme à modifier et l’acte de modification, la Cour garantit la clarté et la stabilité de l’ordonnancement juridique interne. Cette approche formaliste n’est pas une fin en soi ; elle est le véhicule de la sécurité juridique, assurant que la mise en conformité du droit national ne soit pas laissée à la discrétion de l’administration mais résulte d’un acte juridique de même nature et de même portée que le texte initial.

Cette position rigoureuse de la Cour souligne le caractère absolu de l’obligation de mise en conformité qui pèse sur les États membres, dont l’arrêt vient préciser la portée concrète.

II. La portée de l’obligation de mise en conformité du droit interne

En sanctionnant l’État membre, la Cour réaffirme que la transposition et l’adaptation du droit national constituent une obligation de résultat tangible (A), laquelle est une manifestation directe du principe de primauté dans sa dimension la plus pratique (B).

A. Une obligation de résultat pesant sur les États membres

Cet arrêt illustre parfaitement la nature de l’action en manquement, qui vise à sanctionner une défaillance objective d’un État membre, indépendamment de toute intention ou de toute faute. Les difficultés internes rencontrées, qu’elles soient d’ordre politique ou liées à la lenteur du processus législatif, sont inopérantes pour justifier le non-respect des obligations communautaires. En l’espèce, l’État défendeur avait communiqué à la Commission plusieurs avant-projets de loi et exprimé son intention de se conformer, mais ces démarches préparatoires ne sauraient l’exonérer de sa responsabilité.

L’obligation de mettre le droit national en conformité avec le droit de l’Union est une obligation de résultat. Elle n’est satisfaite que lorsque les dispositions nationales contraires sont formellement abrogées ou modifiées et que l’ordre juridique interne reflète, sans aucune ambiguïté, l’état du droit. L’arrêt confirme que les États ne peuvent se prévaloir de leur propre système juridique ou de leur organisation interne pour échapper à leurs devoirs. La Cour agit ici comme le garant de l’exécution des traités, rappelant aux États que leur engagement européen implique des actions concrètes et effectives pour assurer la pleine applicabilité de la législation commune.

B. La réaffirmation du principe de primauté dans sa dimension pratique

Au-delà de la question technique du cabotage maritime, cette décision constitue une réaffirmation pédagogique du principe fondamental de la primauté du droit de l’Union. La Cour rappelle que ce principe n’est pas seulement une règle de résolution des conflits de lois destinée aux juges, mais qu’il impose aux législateurs nationaux une obligation positive de « nettoyer » leur ordre juridique des dispositions obsolètes ou contraires. La cohérence du droit positif doit être assurée non seulement par le juge, au cas par cas, mais aussi et surtout en amont, par le législateur.

Cette solution s’inscrit dans une jurisprudence constante visant à garantir l’effet utile des normes de l’Union. En exigeant des États qu’ils fournissent un cadre législatif clair et prévisible, la Cour renforce la confiance des citoyens et des entreprises dans le marché intérieur. Ils doivent pouvoir compter sur une application uniforme des règles, sans que celle-ci soit entravée par la survivance de législations nationales devenues incompatibles. Ainsi, l’arrêt dépasse le simple rappel à l’ordre d’un État défaillant pour consolider l’un des piliers de l’édifice juridique communautaire : la nécessaire prééminence, visible et incontestée, de la norme commune.

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