Par un arrêt du 14 juillet 1994, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé le champ d’application de la directive 77/187/CEE relative au maintien des droits des travailleurs en cas de transferts d’entreprises. En l’espèce, une employée affectée au nettoyage des locaux d’une caisse d’épargne a été licenciée au motif que son employeur avait décidé de confier cette tâche à une entreprise extérieure. La société de nettoyage a proposé à la salariée de la réemployer, mais à des conditions qu’elle a jugées moins favorables et a donc refusées. L’intéressée a alors contesté la validité de son licenciement. Saisie en appel du litige, la juridiction du travail allemande a sursis à statuer afin de poser à la Cour de justice deux questions préjudicielles. Elle cherchait à savoir si le transfert par contrat des travaux de nettoyage d’une entreprise pouvait être assimilé à un transfert de partie d’établissement au sens de la directive, et si une telle qualification était possible lorsque cette activité n’était assurée, avant le transfert, que par une seule salariée. La Cour de justice répond par l’affirmative en considérant qu’une telle situation entre bien dans le champ d’application de la directive. Cette décision, en ce qu’elle opère une interprétation extensive de la notion de transfert d’une partie d’établissement (I), vient consolider la prééminence du critère du maintien de l’identité de l’entité économique (II).
I. L’interprétation extensive de la notion de transfert d’une partie d’établissement
La Cour étend le champ d’application de la directive en y incluant explicitement les activités de service externalisées (A), sans égard pour le nombre de salariés concernés par l’opération (B).
A. L’assimilation d’une activité de service externalisée à une partie d’établissement
La Cour de justice devait déterminer si une simple activité de service, en l’occurrence le nettoyage, pouvait constituer une « partie d’établissement » au sens de la directive. Certains intervenants soutenaient qu’une telle activité, étant de nature purement accessoire et ne relevant pas de l’objet social principal de l’entreprise cédante, ne pouvait être qualifiée ainsi. La Cour rejette cette analyse restrictive. Elle affirme que « le fait que, dans un tel cas, l’activité transférée ne constitue pour l’entreprise cédante qu’une activité accessoire sans rapport nécessaire avec son objet social ne saurait avoir pour effet d’exclure cette opération du champ d’application de la directive ». En se concentrant sur la nature de l’activité transférée plutôt que sur son lien avec l’objet social du cédant, la Cour adopte une approche fonctionnelle. L’essentiel est qu’un service, organisé et autonome, soit transmis d’un entrepreneur à un autre.
Cette solution consacre ainsi la possibilité pour une simple fonction de support, externalisée par un donneur d’ordre, de relever du régime protecteur de la directive.
B. L’indifférence du nombre de salariés affectés à l’activité transférée
La seconde question portait sur le point de savoir si le fait qu’une seule salariée était affectée à l’activité de nettoyage faisait obstacle à la qualification de transfert. La Cour écarte fermement cette objection, en s’appuyant sur la finalité même du texte européen. Elle juge que l’objet de la directive est de protéger les travailleurs en cas de changement de chef d’entreprise et que « cette protection vise tous les salariés et doit donc être assurée même lorsqu’un seul travailleur est concerné par le transfert ». Ce faisant, elle confère une portée individuelle au droit au maintien du contrat de travail. La qualification de « partie d’établissement » ne dépend donc pas d’un seuil d’effectif, mais de la seule existence d’une entité économique identifiable, quand bien même celle-ci ne serait composée que d’une unique personne.
L’approche extensive adoptée par la Cour se fonde en réalité sur un critère unificateur qu’elle prend soin de réaffirmer comme étant le seul élément décisif de l’analyse.
II. L’affirmation du maintien de l’identité de l’entité économique comme critère décisif
La Cour confirme que le transfert d’actifs n’est pas une condition nécessaire à l’application de la directive (A) et consolide ainsi une jurisprudence axée sur la continuité de l’activité économique pour garantir la protection des salariés (B).
A. Le caractère non déterminant du transfert d’éléments d’actifs
Les gouvernements allemand et britannique arguaient de l’absence de transfert d’éléments d’actifs corporels ou incorporels pour contester l’existence d’un transfert au sens de la directive. La Cour écarte cet argument en rappelant sa jurisprudence antérieure. Elle souligne que si le transfert d’actifs constitue un indice pertinent, son absence n’est pas dirimante. Elle précise que « la circonstance que la jurisprudence de la Cour cite le transfert de tels éléments au nombre des différents critères à prendre en compte […] ne permet pas de conclure que l’absence de ces éléments exclue l’existence d’un transfert ». Cette précision est fondamentale pour les activités de services à faible intensité capitalistique, comme le nettoyage, la sécurité ou la restauration. Pour de telles activités, l’essentiel de l’entité réside dans la main-d’œuvre et l’organisation du travail, et non dans des biens matériels. Exiger un transfert d’actifs viderait la directive de sa substance pour des pans entiers de l’économie.
La Cour privilégie ainsi une conception fonctionnelle et dynamique de l’entreprise, en phase avec les évolutions économiques, au détriment d’une vision purement patrimoniale.
B. La consolidation de la continuité de l’activité comme facteur d’application de la directive
La Cour rappelle avec force que « le critère décisif pour établir l’existence d’un transfert d’entreprise ou de partie d’entreprise au sens de la directive est celui du maintien de l’identité de l’entité économique ». Cette identité, précise-t-elle, se manifeste notamment par la poursuite effective ou la reprise des mêmes activités économiques ou d’activités analogues par le nouveau chef d’entreprise. En l’espèce, la similarité des tâches de nettoyage avant et après l’opération, matérialisée par l’offre de réemploi faite à la salariée, suffisait à caractériser le maintien de l’entité. Cet arrêt a une portée considérable en matière d’externalisation. Il établit clairement qu’un simple changement de prestataire pour une même activité ne permet pas à l’employeur initial de s’affranchir de ses obligations, ni au nouvel employeur de refuser la reprise des contrats de travail. La solution assure la stabilité de l’emploi en dépit des changements dans la structure juridique de l’exploitation, conformément à l’objectif de la directive. La Cour nuance toutefois son propos en rappelant que la directive n’interdit ni les licenciements pour motifs économiques, techniques ou d’organisation, ni les modifications du contrat de travail si le droit national le permet.