Un arrêt rendu par la Cour de justice au début des années 1980 offre une illustration précise de la tension entre la libre circulation des marchandises et la protection de la santé publique. En l’espèce, une société s’est vu interdire la commercialisation aux Pays-Bas de denrées alimentaires auxquelles des vitamines avaient été ajoutées, alors que ces mêmes produits étaient légalement commercialisés dans d’autres États membres. La législation néerlandaise subordonnait en effet la mise sur le marché de tels produits à l’obtention d’une autorisation ministérielle préalable. Poursuivie pénalement pour avoir enfreint cette interdiction, la société a contesté la compatibilité de la réglementation nationale avec le droit communautaire. Saisie d’un renvoi préjudiciel par la juridiction néerlandaise, l’arrondissementsrechtbank de ‘s-Hertogenbosch par un jugement du 3 mai 1982, la Cour de justice a dû se prononcer sur l’interprétation des articles 30 et 36 du traité CEE. Il s’agissait de déterminer dans quelle mesure un État membre peut invoquer la protection de la santé humaine pour restreindre l’importation d’un produit légalement fabriqué et commercialisé dans un autre État membre. La question posée à la Cour était donc de savoir si une réglementation nationale qui soumet à une autorisation préalable la commercialisation de denrées alimentaires enrichies en vitamines constitue une mesure d’effet équivalent à une restriction quantitative, et si une telle mesure peut néanmoins être justifiée au regard de l’article 36 du traité. Par sa décision, la Cour a jugé qu’une telle réglementation est en principe justifiée par des raisons de protection de la santé humaine, mais elle a strictement encadré cette justification en posant des conditions de proportionnalité précises, notamment en ce qui concerne la charge de la preuve et les motifs de refus d’autorisation.
La solution retenue par la Cour de justice met en lumière l’équilibre délicat entre la souveraineté des États en matière sanitaire et les impératifs du marché unique. Si la Cour reconnaît la légitimité d’un contrôle national sur les denrées alimentaires vitaminées (I), elle en circonscrit strictement l’exercice en prohibant les obstacles non justifiés à la libre circulation (II).
I. La justification conditionnelle de la restriction à la libre circulation
La Cour admet qu’un régime d’autorisation préalable puisse se justifier au nom de la protection de la santé publique, en raison des incertitudes scientifiques relatives aux additifs alimentaires. Cette admission de principe (A) est toutefois immédiatement tempérée par l’exigence que la mesure nationale soit proportionnée à l’objectif poursuivi (B).
A. La reconnaissance d’une marge d’appréciation étatique en l’absence d’harmonisation
La Cour constate d’abord qu’une réglementation nationale qui interdit la commercialisation de produits sans autorisation administrative préalable est susceptible d’entraver le commerce intracommunautaire. Une telle mesure doit donc être considérée comme une mesure d’effet équivalent à une restriction quantitative au sens de l’article 30 du traité. La question centrale est alors de savoir si elle peut être sauvée par la dérogation prévue à l’article 36, qui autorise des restrictions justifiées par des raisons de protection de la santé des personnes. La Cour observe que l’état de la recherche scientifique ne permet pas de déterminer avec certitude les risques liés à une consommation excessive de vitamines. Face à cette incertitude, et en l’absence d’une harmonisation communautaire complète en la matière, la Cour réaffirme sa jurisprudence constante. Elle énonce qu’« il appartient aux etats membres, a defaut D ‘ harmonisation, de decider du niveau auquel ils entendent assurer la protection de la sante et la vie des personnes, tout en tenant compte des exigences de la libre circulation des marchandises a L ‘ interieur de la communaute ». Cette approche reconnaît aux États membres une marge d’appréciation pour réglementer des substances dont la nocivité potentielle n’est pas établie avec une certitude absolue, ce qui justifie dans son principe le recours à un système d’autorisation préalable.
B. L’exigence d’un « besoin réel » comme critère de la proportionnalité
Cependant, la Cour rappelle que le principe de proportionnalité, qui sous-tend la dernière phrase de l’article 36, limite la faculté des États membres d’interdire des importations. Une interdiction n’est justifiée que si elle est nécessaire pour atteindre l’objectif de protection de la santé. Appliquant ce principe aux vitamines, la Cour forge un critère d’appréciation spécifique. Elle estime que si les États disposent d’une large marge d’appréciation, ils doivent néanmoins autoriser la commercialisation « lorsque L ‘ adjonction de vitamines a des denrees alimentaires repond a un besoin reel notamment D ‘ ordre technologique ou alimentaire ». En introduisant ce critère du « besoin réel », la Cour opère un contrôle de proportionnalité approfondi. Elle ne se contente pas de vérifier l’absence de nocivité du produit, mais exige que l’administration nationale évalue l’utilité de l’additif. Une restriction ne saurait être justifiée si l’ajout de vitamines est objectivement nécessaire, par exemple pour la conservation du produit ou pour répondre à des carences nutritionnelles reconnues. Ainsi, un refus d’autorisation ne peut être fondé sur une politique générale de limitation des additifs, mais doit reposer sur une analyse concrète de l’utilité et des risques du produit concerné.
II. Le rejet des entraves procédurales et économiques déguisées
Au-delà du principe de l’autorisation, la Cour s’est attachée à examiner les modalités concrètes de sa mise en œuvre. Elle a ainsi fermement rejeté les conditions procédurales qui aboutiraient à rendre la libre circulation illusoire, qu’il s’agisse du renversement de la charge de la preuve (A) ou de l’introduction de considérations économiques étrangères à la santé publique (B).
A. Le rééquilibrage de la charge de la preuve
La deuxième question préjudicielle portait sur la compatibilité avec le droit communautaire d’une pratique nationale qui imposerait à l’importateur de prouver que son produit n’est pas nocif pour la santé. La Cour y répond par la négative, en s’appuyant sur la nature dérogatoire de l’article 36. Celui-ci constituant une exception au principe fondamental de la libre circulation, il doit être interprété strictement. La Cour en déduit qu’« il incombe aux autorites nationales qui invoquent cette disposition… de verifier dans chaque cas D ‘ espece que la mesure envisagee satisfait aux criteres de cette disposition ». Il n’est donc pas loisible pour un État membre de faire peser sur l’opérateur économique la charge de démontrer l’innocuité de son produit. La Cour admet toutefois une approche pragmatique : les autorités nationales peuvent demander à l’importateur de leur fournir toutes les données utiles en sa possession. Néanmoins, la responsabilité finale de l’évaluation, et donc la charge de justifier l’interdiction, demeure du ressort de l’administration. Cette solution empêche que la procédure d’autorisation ne devienne un obstacle insurmontable, protégeant ainsi l’effectivité de la libre circulation.
B. La condamnation sans équivoque du critère fondé sur un besoin économique
Enfin, la Cour examine la troisième question relative à la légalité d’une condition de commercialisation subordonnée à la preuve d’une demande sur le marché pour le produit concerné. La réponse de la Cour est ici catégorique et sans nuance. Elle juge qu’une telle exigence « constitue par lui-meme une mesure D ‘ effet equivalent interdite par L ‘ article 30 et qui N ‘ est en aucun cas couverte par L ‘ exception de L ‘ article 36 ». Le raisonnement est imparable : exiger la preuve d’un besoin commercial revient à nier l’essence même du marché intérieur. Comme le souligne la Cour, « L ‘ objectif poursuivi par la libre circulation des marchandises consiste precisement a assurer aux produits des differents etats membres L ‘ acces de marches sur lesquels ils N ‘ etaient pas precedemment representes ». Une telle condition vise non pas à protéger la santé publique, mais à préserver les habitudes de consommation nationales ou à protéger les producteurs locaux de la concurrence. Elle constitue une restriction déguisée dans le commerce entre les États membres, expressément prohibée par la seconde phrase de l’article 36. Ce faisant, la Cour rappelle avec force que la dérogation sanitaire ne saurait servir de prétexte à des mesures de nature protectionniste.