Arrêt de la Cour (cinquième chambre) du 14 juillet 1998. – Commissioners of Customs & Excise contre First National Bank of Chicago. – Demande de décision préjudicielle: High Court of Justice, Queen’s Bench Division – Royaume-Uni. – Sixième directive TVA – Champ d’application – Opérations de change. – Affaire C-172/96.

Par un arrêt rendu dans le cadre d’une procédure préjudicielle, la Cour de justice des Communautés européennes s’est prononcée sur l’assujettissement à la taxe sur la valeur ajoutée des opérations de change réalisées sans commission apparente. En l’espèce, un établissement bancaire, agissant en tant que teneur de marché, réalisait des opérations de change sans facturer de commission ou de frais directs à ses cocontractants. La rémunération de l’établissement provenait de la marge, ou « spread », existant entre les cours acheteur et vendeur des devises. Un litige est né avec l’administration fiscale nationale au sujet du droit à déduction de la TVA payée en amont sur les biens et services utilisés pour ces opérations, notamment celles réalisées avec des preneurs établis hors de la Communauté.

La procédure a débuté lorsque l’administration fiscale a refusé à la banque le bénéfice d’un crédit de taxe correspondant à ces opérations de change. L’établissement bancaire a contesté cette décision devant le Value Added Tax Tribunal, qui lui a donné raison en qualifiant ces opérations de prestations de services. Saisie sur pourvoi de l’administration, la High Court of Justice a sursis à statuer afin de poser deux questions préjudicielles à la Cour de justice. Il s’agissait de déterminer, d’une part, si des opérations de change, définies comme l’achat d’une devise contre la vente d’une autre à une date de valeur convenue, constituent des prestations de services effectuées à titre onéreux au sens de la sixième directive TVA. D’autre part, et en cas de réponse affirmative, la juridiction de renvoi interrogeait la Cour sur la nature de la contrepartie de ces prestations.

La Cour de justice a répondu que de telles opérations constituent bien des prestations de services effectuées à titre onéreux, même en l’absence de commission ou de frais explicites. Elle a ensuite précisé que la base d’imposition, dans une telle hypothèse, est constituée par le résultat brut des opérations du prestataire de service au cours d’une période donnée.

Il convient d’analyser la double clarification apportée par la Cour, en examinant d’abord la qualification des opérations de change en tant que prestations de services à titre onéreux (I), puis la méthode de détermination de leur base d’imposition (II).

I. La qualification des opérations de change en prestations de services à titre onéreux

La Cour de justice consacre une interprétation extensive de la notion de prestation de services à titre onéreux, en affirmant le caractère onéreux de l’opération malgré l’absence de commission explicite (A), ce qui confirme une approche économique de la notion de contrepartie en matière de TVA (B).

A. L’affirmation du caractère onéreux en l’absence de commission explicite

La Cour rappelle tout d’abord sa jurisprudence constante selon laquelle une prestation de service n’est effectuée « à titre onéreux » que « s’il existe entre le prestataire et le bénéficiaire un rapport juridique au cours duquel des prestations réciproques sont échangées, la rétribution perçue par le prestataire constituant la contre-valeur effective du service fourni au bénéficiaire ». En l’espèce, le gouvernement du Royaume-Uni soutenait que l’échange de devises sans commission n’était qu’un simple échange de moyens de paiement, dépourvu de contrepartie.

La Cour écarte cette analyse formelle. Elle constate l’existence d’un rapport juridique synallagmatique où les parties s’engagent réciproquement à céder et recevoir des devises. Le service rendu par la banque ne se limite pas à l’échange ponctuel, mais inclut également sa disponibilité permanente en tant que teneur de marché. Pour la Cour, le fait qu’aucuns frais spécifiques ne soient facturés ne signifie pas que la prestation est gratuite. La rémunération est simplement intégrée dans le calcul des cours acheteur et vendeur, la différence entre ces cours, la marge, constituant la rémunération implicite du service.

En conséquence, la Cour juge que « des opérations de change, exécutées même sans prélever de commission ou de frais directs, sont des prestations de services effectuées contre remise d’une contrepartie ». Cette solution préserve l’effet utile de la directive et assure la neutralité de la taxe, en évitant que des opérateurs n’échappent à l’imposition par un simple artifice de facturation.

B. La consécration d’une approche économique de la contrepartie

Au-delà de l’explication du sens de la décision, l’analyse de sa valeur révèle une approche résolument économique et finaliste du droit de la TVA. La Cour refuse de s’arrêter à l’apparence d’une absence de rémunération. Elle recherche la réalité économique de l’opération, où l’opérateur financier se rémunère effectivement pour le service qu’il rend, non par une commission additionnelle, mais par la structure même des prix qu’il propose.

Cette interprétation s’inscrit dans une logique de lutte contre l’évasion fiscale et de garantie d’une concurrence non faussée entre les assujettis. Admettre la solution contraire aurait créé une distorsion de traitement injustifiée entre les prestataires facturant une commission explicite et ceux intégrant leur marge dans les cours de change. La portée de cette décision est donc considérable pour l’ensemble des services financiers où la rémunération n’est pas toujours matérialisée par des frais ou commissions clairement identifiés. Elle établit que la contrepartie d’un service peut être diffuse, implicite et intégrée au prix d’une opération plus globale, sans pour autant perdre sa nature de rétribution taxable.

Après avoir qualifié l’opération de prestation de services onéreuse, il restait à la Cour de définir la méthode de calcul de la base d’imposition, ce qui constituait le second enjeu de l’affaire.

II. La détermination de la base d’imposition des opérations de change

La seconde question portait sur la nature de la contrepartie, ce que la Cour a interprété comme visant la détermination de la base imposable. Elle a alors écarté une évaluation par transaction individuelle (A) pour lui préférer une solution pragmatique fondée sur le résultat brut des opérations (B).

A. Le rejet d’une évaluation par transaction individuelle

L’article 11, partie A, paragraphe 1, de la sixième directive dispose que la base d’imposition est constituée par tout ce qui constitue la contrepartie obtenue par le prestataire. Une première approche, soutenue par la banque, consistait à considérer que la contrepartie était la valeur totale des devises fournies. La Cour rejette logiquement cette thèse, en précisant que les devises échangées sont l’objet de l’opération et non la rémunération du service.

Une seconde approche aurait pu consister à identifier la marge (« spread ») réalisée sur chaque transaction. Cependant, la Cour reconnaît le caractère théorique d’une telle méthode. La marge visible à un instant T entre le cours acheteur et le cours vendeur est un prix hypothétique. En pratique, un opérateur réalise une multitude d’opérations sur des devises variées dont les cours fluctuent en permanence, et il ne peut connaître le gain réel d’une transaction isolée au moment où il la conclut. La contrepartie effective ne peut donc être figée sur une base transactionnelle.

B. L’adoption d’une solution pragmatique : le résultat brut des opérations

Face à l’impossibilité pratique de déterminer une contrepartie certaine pour chaque service d’échange, la Cour adopte une solution globale et forfaitaire. Elle juge que « dans des opérations de change dans lesquelles aucuns frais ni commission ne sont calculés en ce qui concerne certaines opérations spécifiques, la base d’imposition est constituée par le résultat brut des opérations du prestataire de service au cours d’une période donnée ». La rémunération dont la banque peut effectivement disposer pour son propre compte n’est pas le fruit d’une opération unique, mais le résultat net de l’ensemble de son activité de change sur une période de référence.

Cette solution, bien que s’éloignant d’une stricte logique de taxation sur le chiffre d’affaires, s’avère la seule applicable à une activité caractérisée par une multitude de transactions et une volatilité constante. La Cour fait ici preuve d’un grand pragmatisme, en acceptant une méthode de calcul qui se rapproche de la taxation d’un bénéfice pour préserver l’assujettissement du service à la TVA. La portée de cet arrêt est fondamentale, car il offre une clé d’interprétation pour l’imposition de services complexes dont la contrepartie n’est pas directement mesurable au moment de la réalisation de la prestation, anticipant ainsi des solutions qui seront plus tard envisagées pour d’autres services financiers.

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