La Cour de justice des Communautés européennes, par un arrêt rendu en sa cinquième chambre, a tranché une question relative à la responsabilité non contractuelle de la Communauté à la suite de l’accident nucléaire de Tchernobyl. En l’espèce, une coopérative agricole avait acheté d’importantes quantités de céréales en 1986. Après la catastrophe nucléaire, une contamination radioactive a rendu la commercialisation de ces céréales difficile, entraînant un préjudice financier important pour l’opérateur économique.
La coopérative a alors introduit un recours en indemnité, sur le fondement de l’article 215, deuxième alinéa, du traité CEE, à l’encontre du Conseil et de la Commission. Elle reprochait aux institutions communautaires plusieurs comportements fautifs. D’une part, elle contestait la légalité d’un télex envoyé par la Commission aux États membres, qui étendait par analogie les seuils de radioactivité applicables aux importations aux produits destinés à l’intervention ou à l’exportation. D’autre part, elle alléguait des omissions illégales, notamment le retard des institutions à adopter des mesures réglementaires et financières pour faire face à la situation de crise. Le Conseil et la Commission ont pour leur part conclu au rejet du recours.
Le problème juridique posé à la Cour consistait donc à déterminer si la Communauté pouvait voir sa responsabilité non contractuelle engagée du fait des mesures prises ou de l’inaction de ses institutions à la suite d’une catastrophe aux conséquences sanitaires et économiques inédites. En d’autres termes, il s’agissait de savoir si l’interprétation administrative des règles existantes ou le calendrier d’intervention législative en situation de crise constituaient une violation suffisamment caractérisée d’une règle de droit ayant pour but de protéger les particuliers.
La Cour a rejeté l’intégralité du recours. Elle a considéré que le télex de la Commission, bien que non contraignant, n’était pas illégal dans son contenu et que son envoi ne constituait pas une faute. De surcroît, elle a jugé que ni le Conseil ni la Commission n’avaient manqué à une obligation légale d’agir qui serait de nature à engager la responsabilité de la Communauté. Cet arrêt précise ainsi le cadre de l’action administrative en situation d’urgence, tout en délimitant strictement les conditions de la responsabilité communautaire pour carence législative.
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I. La légalité de l’action administrative face à l’urgence sanitaire
La Cour de justice examine en premier lieu la légalité des actes positifs reprochés à la Commission. Elle reconnaît la recevabilité de l’analyse d’une simple communication interprétative en raison de ses effets concrets (A), avant de valider l’approche prudentielle adoptée par la Commission, fondée sur un raisonnement par analogie (B).
A. La portée juridique d’une communication interprétative de la Commission
L’argument principal de la requérante portait sur un télex émis par la Commission qui informait les États membres que les seuils de radioactivité fixés pour les importations s’appliqueraient également aux mécanismes d’intervention et de restitution à l’exportation. La Cour commence par qualifier la nature de cet acte. Elle juge que « le télex litigieux n’ est pas un acte qui lie les États membres. Il n’ exprime que l’ interprétation, par la Commission, de la notion de produit sain, loyal, marchand et propre à l’ alimentation humaine ». Cette communication est donc dépourvue de caractère obligatoire et ne peut, en elle-même, créer d’interdiction formelle.
Toutefois, la Cour ne s’arrête pas à cette constatation formelle et adopte une approche pragmatique. Elle reconnaît que le télex, « bien que dépourvu de valeur contraignante, était susceptible d’ inciter les autorités compétentes des États membres à refuser l’ achat à l’ intervention des produits agricoles concernés ». En effet, les administrations nationales pouvaient craindre un refus de prise en charge financière par le FEOGA si elles ignoraient l’interprétation de la Commission. C’est pourquoi la Cour se déclare compétente pour apprécier la compatibilité de son contenu avec le droit communautaire, démontrant que même un acte non contraignant peut faire l’objet d’un contrôle juridictionnel dès lors qu’il produit des effets juridiques indirects mais significatifs.
B. La validation du recours à l’analogie pour la protection de la santé publique
Après avoir établi la justiciabilité du contenu du télex, la Cour en examine le bien-fondé. La requérante soutenait que la Commission avait outrepassé ses pouvoirs en appliquant par analogie les normes d’un règlement relatif aux importations (le règlement n° 1707/86) à des domaines non couverts par ce texte. La Cour rejette cette argumentation en se fondant sur une logique de protection de la santé publique. Elle estime qu’en l’absence de réglementation spécifique, il était approprié d’utiliser les seuils existants pour qualifier un produit de « sain, loyal et marchand ».
Le raisonnement de la Cour repose sur une considération matérielle simple et efficace : « Le risque que présentent les produits contaminés pour la santé humaine ne dépend pas en effet, du mode d’ échanges commerciaux dont ces produits font l’ objet ». En agissant de la sorte, la Commission n’a pas créé de nouvelles règles, mais a simplement donné une interprétation cohérente des exigences de qualité déjà en vigueur, à la lumière d’un impératif supérieur de santé publique. La Cour valide ainsi une méthode d’interprétation téléologique qui privilégie l’objectif de protection des consommateurs face à un silence des textes, renforçant le rôle de la Commission en tant que gardienne des traités et gestionnaire des fonds communautaires.
II. Le contrôle restreint des omissions institutionnelles en situation de crise
La Cour se penche ensuite sur les griefs relatifs aux omissions du Conseil et de la Commission, qui auraient tardé à légiférer et à apporter un soutien financier. Elle rappelle que le large pouvoir d’appréciation des institutions limite les cas d’engagement de leur responsabilité (A) et que la caractérisation d’une inaction fautive dépend étroitement des circonstances, notamment du degré d’incertitude scientifique (B).
A. L’appréciation du large pouvoir des institutions dans la gestion de la politique agricole commune
La requérante reprochait au Conseil de ne pas avoir adopté de mesures spécifiques, notamment financières, pour soutenir les producteurs de céréales touchés par la contamination radioactive, violant ainsi les objectifs de la politique agricole commune. La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle le Conseil dispose d’un large pouvoir d’appréciation pour concilier les différents objectifs de l’article 39 du traité. Elle ajoute cependant que, dans l’exercice de ce pouvoir, « le Conseil ne saurait cependant faire abstraction d’ exigences d’ intérêt général telles que la protection des consommateurs ou de la santé et de la vie des personnes ».
Face à l’accident de Tchernobyl, la Cour souligne la « nouveauté et la gravité de la menace » ainsi que « l’ absence des connaissances scientifiques permettant d’ évaluer avec exactitude les conséquences d’ un tel accident ». Dans un tel contexte, elle juge que le Conseil ne pouvait agir que de manière progressive, à mesure que les données scientifiques devenaient disponibles. Par conséquent, aucune obligation d’adapter immédiatement les mécanismes d’intervention et de restitution ne pesait sur lui. De même, la Cour écarte l’idée d’une obligation de compensation financière, rappelant que ni le traité ni la réglementation sectorielle n’imposent de telles mesures en cas de catastrophe naturelle ou d’événement exceptionnel.
B. La caractérisation de l’inaction fautive dans un contexte d’incertitude scientifique
Le dernier grief concernait le délai de treize mois que la Commission a mis pour présenter une proposition de réglementation définitive sur les niveaux de contamination radioactive, alors que le Conseil l’avait invitée à agir « sans délai ». Pour engager la responsabilité de la Communauté pour une omission, il faut prouver qu’une institution a violé une obligation légale d’agir. Ici, la question est de savoir si le délai de treize mois constituait une inaction excessive et donc fautive.
La Cour procède à une appréciation concrète des circonstances. Elle prend en considération « la complexité et à la technicité de la matière en cause ainsi qu’ au peu de connaissances scientifiques dont disposait la Commission à l’ époque ». Face à ces difficultés, que la requérante n’a pas contestées, la Cour conclut qu’une période de treize mois « ne peut pas être considérée comme excessive ». Ce faisant, elle établit que le caractère raisonnable du délai d’action d’une institution doit être évalué in concreto, en tenant compte des obstacles techniques et scientifiques. L’inaction n’est fautive que si elle est manifestement déraisonnable au regard du contexte, ce qui n’était pas le cas en l’espèce. Le seuil pour engager la responsabilité de la Communauté pour carence législative en matière complexe est ainsi placé à un niveau particulièrement élevé.