Arrêt de la Cour (cinquième chambre) du 16 juillet 1992. – Rose Hughes contre Chief Adjudication Officer, Belfast. – Demande de décision préjudicielle: Social Security Commissioner, Belfast – Royaume-Uni. – Sécurité sociale – Family Credit. – Affaire C-78/91.

Par un arrêt en date du 16 juillet 1992, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé la portée de la notion de prestation familiale au sens du règlement (CEE) n° 1408/71. En l’espèce, une femme résidant en Irlande avec son mari et leurs trois enfants avait sollicité le bénéfice d’une prestation financière auprès des autorités de l’Irlande du Nord. Son époux, ressortissant du Royaume-Uni, y exerçait une activité salariée, tandis qu’elle-même n’avait jamais travaillé ni résidé sur ce territoire. Cette prestation, qualifiée de « family credit », était accordée aux familles disposant de faibles revenus. La demande fut rejetée par les autorités nationales au motif que la requérante ne satisfaisait pas à la condition de résidence prévue par la législation nord-irlandaise. Saisi en dernier ressort, le Social Security Commissioner décida de surseoir à statuer et de poser plusieurs questions préjudicielles à la Cour de justice. Il s’agissait de déterminer si une telle prestation, non contributive et soumise à des conditions de ressources, devait être qualifiée de prestation de sécurité sociale au sens du droit communautaire, et si, en conséquence, le conjoint d’un travailleur migrant pouvait en réclamer le bénéfice malgré une clause de résidence nationale. La Cour a jugé que la prestation relevait bien du champ d’application matériel du règlement et que le conjoint non-résident pouvait invoquer un droit dérivé pour l’obtenir, en vertu de l’article 73 de ce même règlement.

La solution retenue par la Cour repose sur une interprétation extensive de la notion de prestation familiale, laquelle permet de garantir l’effectivité des droits reconnus aux travailleurs migrants. Il convient ainsi d’analyser l’élargissement de la qualification de prestation de sécurité sociale (I), avant d’examiner l’extension des droits qui en découle pour les membres de la famille du travailleur (II).

I. L’élargissement de la qualification de prestation de sécurité sociale

La Cour de justice qualifie la prestation litigieuse de prestation familiale en se fondant sur des critères objectifs et matériels, indifférents à sa nature non contributive. Elle affirme ainsi la primauté des finalités de la prestation sur sa qualification juridique nationale (A) et confirme l’absence d’incidence de son mode de financement (B).

A. La primauté des finalités de la prestation sur sa qualification juridique nationale

La Cour rappelle avec constance que « la distinction entre prestations exclues du champ d’application du règlement n° 1408/71 et prestations qui en relèvent repose essentiellement sur les éléments constitutifs de chaque prestation, notamment ses finalités et ses conditions d’octroi ». La qualification nationale d’aide sociale est donc inopérante pour soustraire une prestation au droit communautaire. L’élément déterminant réside dans l’octroi de la prestation sur la base d’une situation légalement définie, en dehors de toute appréciation discrétionnaire des besoins personnels du demandeur.

En l’occurrence, bien que le « family credit » soit subordonné à des conditions de ressources, la Cour observe que ces conditions, portant sur le patrimoine, les revenus ou la composition de la famille, constituent des « critères objectifs et légalement définis ». Le respect de ces critères ouvre automatiquement un droit à la prestation, sans que l’autorité compétente puisse exercer un pouvoir d’appréciation individuel. De plus, la Cour relève la double fonction de la mesure, qui vise à la fois à maintenir des travailleurs à faible salaire dans l’emploi et à « compenser des charges de la famille ». C’est cette seconde finalité, matérialisée par des conditions liées à la présence et à l’âge des enfants, qui justifie sa classification comme prestation familiale au sens de l’article 4, paragraphe 1, sous h), du règlement.

B. L’indifférence du caractère non contributif de la prestation

Les gouvernements qui présentaient des observations avaient soutenu que le caractère non contributif de la prestation l’excluait du champ de la sécurité sociale. La Cour écarte fermement cet argument en soulignant que le versement de cotisations préalables n’est pas une condition de qualification d’une prestation de sécurité sociale. Elle précise que « le mode de financement d’une prestation est sans importance pour la qualification de celle-ci », une position confortée par l’article 4, paragraphe 2, du règlement, qui inclut explicitement les régimes non contributifs dans son champ d’application.

Cette jurisprudence confirme que le droit communautaire de la sécurité sociale s’attache à la substance des prestations plutôt qu’à leurs modalités de financement. En agissant ainsi, la Cour assure une protection étendue aux travailleurs migrants et aux membres de leur famille, quel que soit le modèle de protection sociale adopté par l’État membre d’emploi. La qualification matérielle de la prestation étant établie, il restait à définir les droits personnels qui pouvaient en découler pour le conjoint non-résident.

II. L’extension des droits pour les membres de la famille du travailleur

Une fois la prestation qualifiée de familiale, la Cour en déduit logiquement l’existence d’un droit pour le conjoint du travailleur, neutralisant par là-même les conditions restrictives posées par le droit national. Cette solution repose sur la reconnaissance d’un droit dérivé au profit du conjoint (A), entraînant l’inapplicabilité de la clause de résidence nationale (B).

A. La reconnaissance d’un droit dérivé au profit du conjoint

La Cour fonde son raisonnement sur l’article 73 du règlement n° 1408/71, qui dispose qu’un travailleur a droit, pour les membres de sa famille résidant dans un autre État membre, aux prestations familiales de l’État d’emploi « comme s’ils résidaient sur le territoire de celui-ci ». Se référant à sa jurisprudence antérieure, elle rappelle que les membres de la famille d’un travailleur peuvent se prévaloir de « droits dérivés », acquis en cette qualité.

Par conséquent, le conjoint d’un travailleur salarié peut « faire valoir un droit dérivé de percevoir de l’institution compétente de cet État des prestations familiales », à la double condition que le travailleur remplisse lui-même les conditions d’éligibilité et que la législation nationale prévoie l’octroi de ces prestations aux membres de la famille. Le droit du conjoint n’est donc pas un droit propre, mais il est directement rattaché à la situation professionnelle de son époux, qui est le travailleur au sens du règlement. Cette analyse garantit l’accès aux prestations familiales indépendamment du statut personnel du conjoint demandeur.

B. L’inapplicabilité de la clause de résidence nationale

La principale objection des autorités nationales reposait sur le non-respect de la condition de résidence par la requérante. La Cour balaie cette exigence en relevant que la finalité même de l’article 73 est de régler la situation où la famille du travailleur ne réside pas dans l’État d’emploi. L’application d’une clause de résidence au conjoint viderait cette disposition de son effet utile.

La Cour conclut qu’il « importe peu, en ce qui concerne l’octroi du droit dérivé à des prestations familiales, que le conjoint du travailleur n’ait jamais résidé ni été salarié dans l’État membre dont la législation est applicable ». Cette affirmation constitue une application directe du principe de primauté du droit communautaire sur les législations nationales. En neutralisant la clause de résidence, la Cour assure la pleine portée du principe d’égalité de traitement et favorise la libre circulation des travailleurs, en évitant que des obstacles indirects liés à la situation familiale ne viennent entraver cette liberté fondamentale.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

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