Par un arrêt du 29 septembre 1998, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé les contours de la notion de pouvoir adjudicateur en droit communautaire des marchés publics. La Cour était saisie d’une question préjudicielle par une juridiction supérieure irlandaise dans le cadre d’un litige relatif à la passation de deux marchés de fournitures.
Les faits à l’origine du litige concernaient un office national des forêts, constitué sous la forme d’une société de droit privé par une loi de 1988. Cet office avait lancé en 1993 et 1994 deux appels d’offres pour la fourniture d’engrais, sans procéder à une publication au Journal officiel des Communautés européennes. Une société ayant soumissionné sans succès à ces deux procédures a contesté leur régularité, arguant que l’office aurait dû être considéré comme un pouvoir adjudicateur soumis aux obligations de la directive 77/62/CEE.
La société requérante a saisi une juridiction nationale pour faire constater la violation de la directive. En défense, l’office des forêts soutenait ne pas revêtir la qualité de pouvoir adjudicateur au sens de ce texte. Face à cette contestation, la juridiction de renvoi a sursis à statuer et a interrogé la Cour de justice sur l’interprétation de la notion de « pouvoir adjudicateur », tant au regard de la directive 77/62/CEE que de la directive 93/36/CEE qui lui a succédé. La question de droit posée revenait à déterminer si une entité, bien que dotée de la personnalité juridique de droit privé, pouvait être qualifiée d’autorité publique soumise aux règles de passation des marchés publics en raison des liens étroits qui l’unissaient à l’État.
La Cour de justice répond par l’affirmative. Après avoir jugé que seule la directive 77/62 était applicable aux faits de l’espèce, elle considère qu’une telle entité est bien un pouvoir adjudicateur. Elle juge en effet qu’elle doit être regardée comme une « autorité publique dont les marchés publics de fournitures sont soumis au contrôle de l’État », au sens de l’annexe I de la directive, dès lors que l’État, bien que n’exerçant pas de contrôle explicite sur la passation des marchés, dispose des moyens d’un contrôle indirect sur l’ensemble de son activité économique et stratégique.
Cette solution conduit à examiner les critères retenus par la Cour pour qualifier l’entité de pouvoir adjudicateur (I), avant d’analyser la portée de cette interprétation finaliste pour l’efficacité du droit des marchés publics (II).
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I. L’identification fonctionnelle du pouvoir adjudicateur
La Cour opère une qualification qui dépasse l’apparence juridique de l’entité pour s’attacher à la réalité de sa situation. Elle rejette ainsi une approche purement formaliste (A) au profit d’une analyse substantielle fondée sur le faisceau d’indices du contrôle étatique (B).
A. Le rejet d’une qualification fondée sur la forme juridique
La Cour écarte rapidement l’idée que l’office des forêts puisse être assimilé à « l’État » ou à une « collectivité territoriale ». Elle relève à cet égard que l’entité en cause est « doté de la personnalité juridique » et qu’il est constant « qu’il ne passe pas de marchés publics pour le compte de l’État ou d’une collectivité territoriale ». Cette première analyse montre que la forme de société de droit privé, distincte de l’administration, fait obstacle à une qualification directe comme émanation de l’État au sens strict.
Toutefois, le raisonnement de la Cour ne s’arrête pas à ce constat formel. L’enjeu est de déterminer si l’entité relève de la catégorie des « personnes morales de droit public ou, dans les États membres qui ne connaissent pas cette notion, les entités équivalentes, énumérées à l’annexe I ». Pour l’Irlande, cette annexe vise « les autres autorités publiques dont les marchés publics de fournitures sont soumis au contrôle de l’État ». L’analyse se déplace donc du statut juridique de l’entité vers la nature du contrôle exercé sur elle.
B. La consécration d’un faisceau d’indices du contrôle étatique
Pour établir l’existence d’un contrôle de l’État, la Cour s’appuie sur une série d’éléments factuels et juridiques qui régissent le fonctionnement de l’office. Elle souligne que c’est l’État qui a créé cet organisme, lui a confié ses missions, et détient le pouvoir de nomination de ses principaux dirigeants. De plus, elle met en exergue les prérogatives ministérielles étendues, telles que la faculté d’adresser des instructions écrites pour respecter la politique de l’État ou les pouvoirs de contrôle en matière financière.
La Cour déduit de ces éléments que « l’État a la possibilité de contrôler l’activité économique de l’Office des forêts ». La conclusion décisive de son raisonnement réside dans l’inférence qu’elle opère : même si « aucune disposition ne prévoit explicitement que le contrôle étatique s’étend spécifiquement à la passation des marchés publics », il n’en demeure pas moins que « l’État peut exercer un tel contrôle à tout le moins de manière indirecte ». C’est cette potentialité de contrôle indirect qui fonde la qualification, la Cour privilégiant la substance des liens sur l’absence de mécanisme formel de surveillance des achats.
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II. L’interprétation finaliste au service de l’effectivité du droit des marchés publics
En adoptant une définition large de la notion de pouvoir adjudicateur, la Cour de justice renforce la portée des directives sur les marchés publics. Cette démarche repose sur une interprétation téléologique visant à assurer la libre circulation (A), ce qui a pour conséquence d’élargir le périmètre des entités soumises aux obligations de transparence et de mise en concurrence (B).
A. Une interprétation guidée par les objectifs du Traité
Le raisonnement de la Cour est explicitement fondé sur la finalité des règles communautaires en matière de marchés publics. Elle rappelle que « la coordination au niveau communautaire des procédures de passation des marchés publics de fournitures vise à prévenir des entraves à la libre circulation des marchandises ». C’est en vue de donner « plein effet » à ce principe fondamental que « la notion de pouvoir adjudicateur doit recevoir une interprétation fonctionnelle ».
Cette méthode d’interprétation téléologique permet d’éviter que des montages juridiques ne permettent de soustraire des entités, matériellement sous influence publique, aux contraintes du droit communautaire. En se concentrant sur la fonction et le contrôle plutôt que sur le statut, la Cour prévient les risques de contournement des directives, qui pourraient affaiblir l’objectif d’ouverture des marchés publics et favoriser des pratiques protectionnistes au niveau national. La solution garantit ainsi l’effet utile des directives.
B. L’extension du champ d’application des règles de publicité et de concurrence
La portée de cet arrêt est considérable. Il signifie qu’un État membre ne peut échapper à ses obligations en matière de marchés publics en déléguant des missions d’intérêt général à des entités de droit privé qu’il contrôle en substance. La décision établit un précédent important en affirmant que l’existence d’un contrôle indirect et potentiel est suffisante pour entraîner l’assujettissement aux directives.
Cette jurisprudence a ainsi une vocation préventive, en dissuadant la création d’organismes para-publics dans le seul but de s’affranchir des règles de mise en concurrence. En définissant le pouvoir adjudicateur à travers le prisme du contrôle matériel exercé par l’État, la Cour étend la discipline des marchés publics à une zone grise d’entités hybrides. Cette approche fonctionnelle annonce d’ailleurs la définition plus systématique de l’« organisme de droit public » qui sera consacrée par la directive 93/36, fondée sur les trois critères de la finalité d’intérêt général, de la personnalité juridique et du contrôle public.