Par un arrêt du 7 juin 2001, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé les conditions d’attribution d’un marché public de travaux lorsque le critère retenu est celui de l’offre économiquement la plus avantageuse. Cette décision a été rendue sur renvoi préjudiciel d’une juridiction suprême nationale, dans le cadre d’un litige opposant une entreprise de construction à un pouvoir adjudicateur.
En l’espèce, une autorité publique locale avait lancé une procédure d’appel d’offres pour un marché de travaux au métré. Le critère d’attribution annoncé était celui de l’offre jugée la plus avantageuse du point de vue du coût et de la valeur technique. Après analyse des soumissions, l’ingénieur-conseil du pouvoir adjudicateur avait recommandé de ne pas retenir l’offre dont le prix total était le plus bas. Il justifiait cette recommandation par le fait que cette offre, bien que moins-disante, présentait un caractère déséquilibré qui risquait d’entraîner un coût final plus élevé pour le pouvoir adjudicateur. Le contrat fut donc attribué au soumissionnaire ayant présenté la deuxième offre la moins élevée.
L’entreprise évincée a contesté cette décision devant les juridictions nationales. Déboutée en première instance par la High Court, l’entreprise a interjeté appel devant la Supreme Court. Celle-ci, considérant que le litige soulevait une question d’interprétation du droit communautaire, a saisi la Cour de justice d’une question préjudicielle. Il était demandé en substance si l’article 29 de la directive 71/305/CEE, qui régit les procédures de passation des marchés publics de travaux, permet à un pouvoir adjudicateur d’attribuer un marché non pas au soumissionnaire ayant proposé le prix le plus bas, mais à un autre soumissionnaire au motif que son offre, bien que d’un prix initial supérieur, serait susceptible de générer un coût final inférieur.
La Cour de justice répond par l’affirmative, jugeant qu’une telle pratique est compatible avec la directive à condition de respecter des exigences strictes. Elle précise que « l’utilisation d’un critère d’attribution du marché qui porte sur une donnée qui ne sera connue avec précision qu’à un moment postérieur à l’attribution du marché n’est compatible avec les exigences de l’égalité de traitement des soumissionnaires qu’à condition que la transparence et l’objectivité de la procédure soient respectées ».
La solution de la Cour reconnaît ainsi la légitimité d’une évaluation prospective du coût d’un marché (I), tout en l’encadrant par une application rigoureuse des principes fondamentaux de la commande publique (II).
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I. La validation d’une appréciation prospective du coût de l’offre
La Cour de justice admet que le pouvoir adjudicateur puisse se fonder sur un coût final prévisionnel plutôt que sur le seul prix de l’offre. Cette approche consacre une vision économique réaliste du critère du coût (A) et réaffirme la nature non limitative des critères d’attribution de l’offre économiquement la plus avantageuse (B).
A. La consécration d’une approche économique réaliste du coût
Dans le cadre d’un marché au métré, le prix initialement soumis par les soumissionnaires ne représente qu’une estimation. Le coût final et réel des travaux dépendra des quantités effectivement mises en œuvre, lesquelles ne sont définitivement arrêtées qu’au terme du chantier. En validant une méthode d’évaluation qui prend en compte cette variabilité inhérente au contrat, la Cour adopte une posture pragmatique. Elle reconnaît qu’une offre au prix facialement le plus bas peut, en raison de sa structure de prix interne, s’avérer plus onéreuse à l’exécution si les postes sous-évalués font l’objet de travaux plus importants que prévu.
Le raisonnement de la Cour légitime donc la distinction entre le prix de l’offre, qui est un montant statique et immédiat, et le coût final du marché, qui est une projection dynamique. Cette analyse permet au pouvoir adjudicateur de ne pas être prisonnier d’une évaluation purement arithmétique et de prendre en considération la structure globale d’une offre pour en anticiper les conséquences financières. L’objectif est de sélectionner non pas l’offre qui *paraît* la moins chère, mais celle qui le *sera* vraisemblablement. Cette faculté s’inscrit dans la logique même de la recherche de l’offre « économiquement la plus avantageuse ».
B. L’extension des critères d’attribution au-delà de la liste de la directive
En jugeant que le coût final probable peut constituer un critère d’attribution valide, la Cour confirme l’interprétation extensive de l’article 29, paragraphe 1, de la directive 71/305/CEE. Cette disposition énumère à titre d’exemples des critères tels que « le prix, le délai d’exécution, le coût d’utilisation, la rentabilité, la valeur technique ». La Cour rappelle que cette liste n’est pas limitative, comme elle l’avait déjà jugé dans son arrêt Beentjes du 20 septembre 1988 (affaire 31/87).
Le pouvoir adjudicateur dispose ainsi d’une marge de manœuvre pour définir les critères les plus pertinents au regard de l’objet du marché. La seule contrainte est que ces critères doivent viser « à identifier l’offre économiquement la plus avantageuse ». La prise en compte du coût final prévisionnel répond manifestement à cette finalité. Loin d’être un critère sans lien avec le marché, il en constitue au contraire une dimension économique essentielle. La Cour poursuit ainsi une jurisprudence constante qui favorise une appréciation qualitative et globale des offres, plutôt qu’une sélection purement mécanique fondée sur le seul prix.
Si la Cour admet ainsi une souplesse dans le choix des critères, elle l’assortit immédiatement de garanties rigoureuses destinées à préserver l’intégrité de la procédure de mise en concurrence.
II. Le strict encadrement du critère par les principes de la commande publique
L’autorisation de recourir à un critère prospectif n’est pas inconditionnelle. La Cour la subordonne au respect scrupuleux des principes d’égalité de traitement et de transparence, ce qui se traduit par une exigence renforcée d’information préalable des soumissionnaires (A) et par la garantie d’une évaluation objective et uniforme des offres (B).
A. L’exigence renforcée de transparence et d’information préalable
Le principe d’égalité de traitement, qualifié par la Cour d’« essence de la directive », impose que tous les soumissionnaires se trouvent sur un pied d’égalité et disposent des mêmes informations lorsqu’ils préparent leurs offres. Par conséquent, si un pouvoir adjudicateur entend évaluer les offres sur la base de leur coût final probable, ce critère doit être clairement identifiable en amont. La Cour exige qu’il soit « mentionné dans le cahier des charges ou dans l’avis de marché ».
Plus encore, la formulation de ce critère doit être suffisamment précise « pour permettre à tous les soumissionnaires raisonnablement informés et normalement diligents de l’interpréter de la même manière ». Cette condition vise à prévenir toute ambiguïté qui pourrait fausser la concurrence en ne permettant pas aux entreprises de formuler leurs propositions en pleine connaissance de cause. L’obligation de transparence garantit la prévisibilité de la procédure et protège les soumissionnaires contre une application de critères qui n’auraient pas été portés à leur connaissance au préalable.
B. La garantie d’une évaluation objective et uniforme des offres
Au-delà de l’information préalable, l’application du critère doit elle-même être objective. La Cour met en garde contre tout critère qui conférerait au pouvoir adjudicateur « une liberté inconditionnée de choix ». L’évaluation du coût final probable, par nature conjecturale, présente un risque d’arbitraire que la Cour entend neutraliser. Elle valide le recours à un rapport d’expert comme un moyen apte à garantir l’objectivité, mais à une condition essentielle.
Ce rapport doit être fondé, « pour tous les points essentiels, sur des facteurs objectifs considérés, conformément aux règles de l’art, comme pertinents et appropriés pour l’appréciation opérée ». L’avis de l’expert ne peut donc pas reposer sur une simple intuition ou une appréciation subjective. Il doit se baser sur des éléments techniques et économiques vérifiables, appliqués de manière identique à toutes les offres. Cette exigence d’objectivité et d’uniformité dans l’évaluation constitue le rempart indispensable contre le favoritisme et assure que la sélection finale repose bien sur les mérites intrinsèques de chaque offre.