L’arrêt rendu par la Cour de justice des Communautés européennes, sur renvoi préjudiciel d’une juridiction allemande, offre une illustration précise de l’articulation entre l’autonomie procédurale des États membres et les exigences fondamentales du droit communautaire. La Cour était invitée à se prononcer sur la compatibilité d’un délai de forclusion prévu par une législation nationale avec la directive 80/987/CEE, qui vise à garantir une protection minimale aux travailleurs salariés en cas d’insolvabilité de leur employeur. En l’espèce, un travailleur salarié, titulaire d’une créance de salaire impayée, n’avait pas sollicité le paiement d’une indemnité auprès de l’institution de garantie nationale dans le délai de deux mois suivant l’ouverture de la procédure de faillite de son ancien employeur, comme l’imposait la loi nationale. La demande, introduite tardivement par son conseiller juridique, fut en conséquence rejetée par l’organisme compétent. Le travailleur contesta cette décision devant une juridiction nationale. Celle-ci, bien que considérant le rejet fondé au regard du droit interne, a exprimé des doutes quant à la conformité de ce délai de forclusion avec les objectifs de la directive, l’amenant à saisir la Cour de justice. Il s’agissait donc de déterminer si la directive s’oppose à ce qu’une législation nationale instaure un délai de forclusion pour l’introduction d’une demande de paiement et, le cas échéant, sous quelles conditions une telle disposition peut être jugée conforme au droit communautaire. La Cour répond que la directive ne s’oppose pas à un tel délai, à la condition que celui-ci respecte les principes d’équivalence et d’effectivité. Elle précise que la juridiction nationale doit écarter l’application de la disposition nationale si elle s’avère contraire à ces principes. La Cour reconnaît ainsi la validité de principe des délais de procédure nationaux (I), tout en encadrant strictement leur application au regard des droits conférés par l’ordre juridique communautaire (II).
I. La consécration de l’autonomie procédurale des États membres
La Cour de justice fonde sa solution sur une approche classique, rappelant que l’encadrement des droits issus du droit communautaire relève, en l’absence de dispositions spécifiques, de la compétence des États membres. Elle constate d’abord que la directive est silencieuse quant aux modalités procédurales d’introduction des demandes (A), pour ensuite affirmer la légitimité de principe des délais de forclusion en tant qu’expression de cette autonomie (B).
A. L’absence de réglementation des délais dans la directive
Le raisonnement de la Cour part d’une analyse littérale et téléologique de la directive 80/987. Ce texte a pour objet d’assurer une protection minimale aux travailleurs, mais n’harmonise pas l’ensemble des règles applicables. La Cour relève que « la directive 80/987 ne contient aucune disposition qui règle la question de savoir si les États membres peuvent prévoir un délai de forclusion ». Ni les articles 4 et 10, qui autorisent certaines limitations à l’obligation de paiement, ni l’article 5, qui détaille les modalités d’organisation des institutions de garantie, n’évoquent la possibilité ou l’interdiction d’instaurer de tels délais.
De même, l’article 9 de la directive, qui permet aux États d’adopter des dispositions plus favorables, ne peut être interprété a contrario comme interdisant toute mesure procédurale encadrant l’exercice du droit. Cet article confirme simplement le caractère minimal de la protection communautaire. Ce silence du législateur communautaire a pour conséquence de renvoyer au droit interne le soin de définir les modalités pratiques de mise en œuvre du droit à l’indemnité d’insolvabilité. C’est dans ce cadre que s’inscrit la liberté pour les États membres de prévoir des règles procédurales, y compris des délais pour agir en justice ou introduire une demande administrative.
B. La légitimité du délai de forclusion au regard du droit communautaire
En l’absence de règles communautaires d’harmonisation, il appartient à l’ordre juridique interne de chaque État membre de régler les modalités procédurales destinées à assurer la sauvegarde des droits que les justiciables tirent du droit communautaire. La Cour réaffirme ici le principe de l’autonomie procédurale, qui autorise les États membres à fixer des délais d’action. L’instauration d’un délai de forclusion n’est donc pas en soi contraire au droit communautaire. Au contraire, elle peut participer à la bonne administration de la justice et à la sécurité juridique.
La Cour souligne que « la fixation de délais raisonnables à peine de forclusion satisfait, en principe, au principe d’effectivité dans la mesure où elle constitue une application du principe de sécurité juridique ». Ce principe fondamental du droit exige que les situations juridiques ne puissent être remises en cause indéfiniment. Dans le contexte de l’insolvabilité d’une entreprise, la nécessité d’établir rapidement l’existence et le montant des créances salariales est une considération légitime, tant pour le bon fonctionnement de l’institution de garantie que pour la clôture des procédures collectives. Un délai permet d’assurer une gestion prévisible et efficace des fonds de garantie.
II. L’encadrement strict de l’autonomie procédurale par les principes d’équivalence et d’effectivité
Si la Cour admet le principe d’un délai de forclusion national, elle le soumet à un contrôle rigoureux exercé par le juge national. Ce contrôle s’opère à travers le prisme des principes cardinaux d’équivalence et, surtout, d’effectivité, qui conditionnent la validité de la norme nationale (A). La portée de cet arrêt réside alors dans le rôle crucial conféré au juge national, qui devient le garant de la primauté du droit communautaire (B).
A. Le contrôle de la conformité du délai aux exigences communautaires
La Cour rappelle que l’autonomie procédurale des États membres n’est pas absolue. Elle est limitée par le respect du principe d’équivalence, qui interdit qu’une procédure nationale soit moins favorable pour les droits fondés sur le droit communautaire que pour des recours similaires de nature interne. Elle est surtout bornée par le principe d’effectivité, qui proscrit toute règle nationale « aménagé[e] de manière à rendre en pratique impossible l’exercice des droits reconnus par l’ordre juridique communautaire ». C’est sur ce second principe que se concentre l’essentiel du contrôle.
La Cour invite la juridiction de renvoi à examiner si la brièveté du délai de deux mois, bien que non déraisonnable en soi, ne rend pas excessivement difficile l’exercice du droit à l’indemnisation. Elle lui demande de vérifier que cette brièveté « est justifiée par des raisons impérieuses liées au principe de sécurité juridique, notamment le bon fonctionnement de l’institution de garantie ». Il s’agit là d’un contrôle de proportionnalité concret, qui doit tenir compte de la nature de la créance, d’une importance particulière pour le travailleur. La Cour nuance également l’appréciation en prenant en compte l’existence d’une clause dérogatoire en droit allemand, tout en avertissant les autorités nationales contre une application d’une « rigueur excessive » de celle-ci, notamment dans l’évaluation de la diligence du travailleur.
B. La primauté du droit communautaire et le rôle du juge national
En répondant à la troisième question, la Cour livre la conséquence ultime de son raisonnement et réaffirme la portée du principe de primauté. Si, à l’issue de son contrôle, le juge national conclut à l’incompatibilité de la disposition nationale avec le principe d’effectivité, et si aucune interprétation conforme n’est possible, il a l’obligation de laisser cette disposition inappliquée. La Cour énonce clairement que « la juridiction nationale doit, si elle constate que la disposition nationale qui prévoit le délai de forclusion n’est pas conforme aux exigences du droit communautaire […], refuser d’appliquer celle-ci ».
Cet arrêt illustre ainsi parfaitement la fonction du juge national en tant que juge de droit commun du droit communautaire. Il n’appartient pas à la Cour de justice de se substituer au juge national pour apprécier la validité d’une norme interne, mais de lui fournir une grille d’analyse et les outils conceptuels nécessaires. En confiant au juge national le soin de mener le contrôle de proportionnalité et, le cas échéant, d’écarter la loi nationale, la Cour garantit l’effet utile des droits conférés par les directives et assure leur pleine effectivité au sein des ordres juridiques nationaux.