Par un arrêt en date du 3 octobre 1996, la Cour de justice des Communautés européennes, siégeant en sa cinquième chambre, s’est prononcée sur les exigences de la transposition d’une directive en droit interne. En l’espèce, la Commission des Communautés européennes avait engagé une procédure en manquement à l’encontre d’un État membre, lui reprochant de ne pas avoir adopté l’ensemble des dispositions nécessaires pour transposer la directive 89/665/CEE relative aux procédures de recours en matière de passation des marchés publics. Si l’État avait transposé la directive pour les marchés de travaux, il ne l’avait pas fait pour les marchés de fournitures. Saisie par la Commission suite à l’échec de la phase précontentieuse, la Cour de justice a dû examiner les arguments de l’État défendeur. Celui-ci soutenait que sa législation nationale en vigueur, combinée à l’interprétation qu’en faisait son Conseil d’État, offrait déjà une protection juridictionnelle suffisante et conforme aux objectifs de la directive. Se posait donc la question de savoir si une pratique jurisprudentielle, interprétant des dispositions nationales générales dans un sens conforme à une directive, pouvait valoir comme une mesure de transposition adéquate. La Cour de justice a répondu par la négative, estimant que l’État membre avait manqué à ses obligations. Elle a jugé qu’une telle situation ne satisfaisait pas à l’exigence de sécurité juridique, qui impose que les particuliers disposent d’un cadre normatif clair et précis leur permettant de connaître et de faire valoir leurs droits.
La décision de la Cour réaffirme avec force le principe d’une transposition formelle garantissant la sécurité juridique (I), tout en précisant la portée étendue de cette obligation pour les États membres (II).
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I. L’exigence d’une transposition formelle au service de la sécurité juridique
La Cour de justice rejette l’idée qu’une simple interprétation jurisprudentielle puisse suffire à transposer une directive (A) et souligne que les dispositions nationales de portée générale ne sauraient répondre aux exigences spécifiques du droit de l’Union (B).
A. L’insuffisance d’une transposition par voie jurisprudentielle
La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle la transposition d’une directive doit assurer la pleine effectivité du droit de l’Union dans des conditions de clarté et de prévisibilité. Elle énonce qu’« il est particulièrement important, afin que soit satisfaite l’exigence de sécurité juridique, que les particuliers bénéficient d’une situation juridique claire et précise, leur permettant de connaître la plénitude de leurs droits et de s’en prévaloir, le cas échéant, devant les juridictions nationales ». En l’occurrence, l’État membre se prévalait d’une interprétation par son Conseil d’État de la législation existante, la jugeant conforme à l’objectif de protection de la directive. La Cour considère cette approche comme fondamentalement insuffisante.
Une simple pratique administrative ou une jurisprudence, par nature sujettes à des revirements et moins accessibles que la loi, ne peuvent constituer une base juridique stable et certaine pour les justiciables. La transposition exige l’adoption de normes nationales contraignantes ayant la même force juridique que celles qu’elles modifient ou remplacent. Laisser aux seuls juges le soin d’assurer la conformité du droit national à une directive reviendrait à priver les particuliers de la garantie que leur confère un texte législatif ou réglementaire explicite, seule à même de leur permettre d’anticiper l’étendue de leurs droits et obligations.
B. L’inadaptation des dispositions nationales de portée générale
La Cour ne se contente pas de critiquer la méthode de transposition, elle en analyse également le résultat matériel insuffisant. L’État membre invoquait notamment un article de son droit interne régissant le sursis à exécution des actes administratifs. Or, la Cour relève que ce mécanisme ne répondait pas pleinement aux exigences de l’article 2 de la directive. En effet, la procédure nationale présupposait l’existence d’un recours principal en annulation, alors que la directive impose aux États de prévoir des mesures provisoires pouvant être prises « indépendamment de toute action préalable ».
Cette analyse démontre que l’obligation de transposition ne peut se satisfaire de dispositions nationales de portée générale, même interprétées de manière extensive. Les États membres sont tenus de mettre en place des procédures et des mécanismes qui correspondent précisément et sans ambiguïté aux garanties spécifiques prévues par la directive. Le simple fait qu’un justiciable puisse potentiellement obtenir un résultat similaire par le biais de procédures générales existantes ne suffit pas. La transposition doit être spécifique et technique pour garantir que chaque droit conféré par la directive trouve une traduction directe et effective dans l’ordre juridique interne.
La Cour souligne ainsi que la transposition ne se limite pas aux seuls recours principaux, mais doit couvrir l’ensemble des outils procéduraux prévus par le législateur de l’Union.
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II. La portée étendue de l’obligation de transposition
Au-delà des mesures provisoires, la Cour constate que le manquement de l’État membre concerne également d’autres mécanismes essentiels de la directive (A), et rappelle l’inefficacité des justifications tirées de l’ordre juridique interne pour échapper à cette obligation (B).
A. Une obligation étendue aux mécanismes de sanction et de contrôle
La Cour étend son constat de manquement à deux autres aspects de la directive qui n’avaient fait l’objet d’aucune mesure de transposition. D’une part, la législation nationale invoquée était silencieuse sur l’indemnisation des personnes lésées, pourtant explicitement prévue à l’article 2, paragraphe 1, sous c), de la directive. Le droit à réparation constitue une garantie fondamentale pour les entreprises évincées illégalement d’un marché public, et son absence caractérise un défaut de transposition substantiel.
D’autre part, la Cour relève l’absence de transposition de l’article 3 de la directive, qui organise une procédure d’intervention de la Commission. Cet article permet à la Commission, en cas de violation manifeste du droit de l’Union, d’intervenir rapidement auprès du pouvoir adjudicateur. L’argument de l’État membre, fondé sur le devoir général de coopération loyale découlant de l’article 5 du traité CE, est jugé insuffisant. La Cour précise que des entités privées pouvant agir comme pouvoirs adjudicateurs ne sont pas directement liées par cette obligation incombant aux États. Il est donc indispensable que des mesures nationales spécifiques soient prises pour rendre ce mécanisme de contrôle effectif à l’égard de tous les pouvoirs adjudicateurs visés par la directive.
B. L’indifférence des contraintes de l’ordre juridique interne
Enfin, la Cour écarte l’argument de l’État membre relatif aux difficultés formelles et procédurales qui auraient retardé l’adoption d’un projet de décret de transposition. Conformément à une jurisprudence établie et constante, la Cour rappelle qu’« un État membre ne saurait exciper de dispositions, pratiques ou situations de son ordre juridique interne pour justifier l’inobservation des obligations et délais prescrits par une directive ». Cet attendu de principe réaffirme la primauté du droit de l’Union et l’obligation pour les États membres d’organiser leurs procédures internes de manière à garantir le respect de leurs engagements européens dans les délais impartis.
Le retard dans le processus législatif, quelle qu’en soit la cause, ne constitue jamais une excuse valable pour un manquement. Cette solution, d’une sévérité nécessaire, vise à assurer l’application uniforme et simultanée du droit de l’Union sur tout son territoire. En condamnant l’État membre, la Cour de justice rappelle que l’obligation de transposer une directive est une obligation de résultat qui doit être satisfaite en temps voulu par des actes juridiques formels, précis et complets.