L’arrêt rendu par la Cour de justice des Communautés européennes le 4 février 1988 s’inscrit dans le contexte du droit agricole commun et des mécanismes complexes visant à stabiliser les marchés face aux fluctuations monétaires. En l’espèce, une société importatrice a sollicité le 17 mai 1983 la délivrance d’un certificat d’importation de céréales avec fixation anticipée, ou préfixation, du prélèvement et des montants compensatoires monétaires (MCM). Or, le même jour, le Conseil des ministres était parvenu à un accord de principe, rendu public, pour modifier les taux de change représentatifs, ou « taux verts », applicables à la lire italienne, une modification qui entraînait la suppression du MCM favorable à l’importateur. Par suite, la Commission a adopté le 20 mai 1983 un règlement d’application prévoyant l’ajustement des MCM pour toutes les demandes de préfixation déposées après le 16 mai 1983, et un autre règlement limitant la possibilité d’annuler ces préfixations à celles demandées avant le 17 mai 1983. Se trouvant privée du bénéfice du MCM initial et empêchée d’annuler son opération devenue désavantageuse, la société a contesté la confiscation de sa caution devant le juge national, le Pretore di Lucca. Celui-ci, dans le cadre d’une procédure d’urgence, a saisi la Cour de justice de plusieurs questions préjudicielles portant sur la validité de ces règlements de la Commission au regard des principes de confiance légitime, de sécurité juridique et de la hiérarchie des normes. La question de droit qui se posait à la Cour était double : d’une part, la Commission pouvait-elle valablement appliquer un ajustement des MCM à des opérations dont la demande de préfixation était antérieure à l’entrée en vigueur formelle de la modification des taux, mais postérieure à l’annonce de cette modification ? D’autre part, la Commission pouvait-elle légalement restreindre le droit à l’annulation d’une préfixation, droit prévu par un règlement du Conseil, en y ajoutant une condition non prévue par ce dernier ? La Cour a répondu par l’affirmative à la première interrogation, validant l’ajustement opéré par la Commission, mais a invalidé le règlement restreignant le droit à l’annulation. Ainsi, la Cour consacre une approche pragmatique de la protection des opérateurs économiques, fondée sur la prévisibilité des changements réglementaires, tout en réaffirmant fermement le principe de la hiérarchie des normes au sein de l’ordre juridique communautaire.
Il convient d’analyser la solution de la Cour en deux temps. D’une part, il s’agit d’examiner la validation de l’ajustement des montants préfixés, une mesure justifiée par la nécessité de prévenir les comportements spéculatifs (I). D’autre part, il importe d’étudier la censure de la limitation apportée au droit d’annulation, une décision fondée sur le strict respect de la hiérarchie des normes communautaires (II).
I. La validation d’un ajustement fondé sur la prévisibilité d’une modification réglementaire
La Cour de justice admet la validité du règlement de la Commission qui ajuste les montants compensatoires monétaires pour des demandes déposées avant l’entrée en vigueur de la modification des taux. Cette solution repose sur une interprétation finaliste de la réglementation, visant à contrecarrer la spéculation (A), et conduit à une application nuancée du principe de confiance légitime (B).
A. La justification de l’ajustement par la lutte contre la spéculation
La Cour considère que le but du régime d’ajustement est d’éviter les abus qui pourraient survenir entre le moment où les délibérations du Conseil sont connues des opérateurs et celui de la prise d’effet formelle des nouveaux taux. En effet, durant cette période, un opérateur avisé pourrait déposer des demandes de préfixation dans le seul but de bénéficier de conditions plus favorables, alors même que leur disparition est imminente et prévisible. La Cour estime donc qu’il est « conforme à l’objectif poursuivi de fixer la date à prendre en considération pour l’ajustement des prefixations à la date à laquelle l’intention du conseil de modifier les taux representatifs est rendue publique, c’est-à-dire, en l’occurrence, au 17 mai 1983 ». En agissant ainsi, la Cour privilégie l’efficacité du mécanisme de régulation des marchés agricoles sur une application purement formelle des règles temporelles. Elle reconnaît que la publication d’un communiqué de presse annonçant une modification imminente suffit à créer une situation de fait dont le droit doit tenir compte pour éviter des effets d’aubaine qui iraient à l’encontre de l’esprit de la politique agricole commune. Cette approche pragmatique démontre la volonté de la Cour de ne pas laisser les opérateurs économiques tirer profit d’un décalage temporel inhérent au processus décisionnel communautaire.
B. L’application nuancée des principes de confiance légitime et de sécurité juridique
L’opérateur requérant soutenait que l’application de l’ajustement à sa demande violait les principes de confiance légitime et de sécurité juridique, puisqu’au moment précis du dépôt, les anciens montants étaient encore formellement en vigueur. La Cour rejette cet argument en adoptant une définition matérielle de la confiance légitime. Elle juge que ce principe « ne s’oppose pas aux ajustements des mcm prefixes dans une situation, telle que celle de l’espece, dans laquelle les operateurs interesses doivent raisonnablement s’attendre, au moment ou ils deposent leur demande de prefixation, a une modification prochaine des taux representatifs ». Ainsi, un opérateur prudent et diligent, informé des délibérations en cours au sein du Conseil, ne pouvait plus légitimement croire au maintien des taux en vigueur. La Cour établit donc une distinction fondamentale entre l’ignorance légitime et la prise de risque calculée. La sécurité juridique n’est pas conçue comme une garantie absolue d’immuabilité de la loi, mais comme une protection contre les changements imprévisibles. Dès lors qu’un changement est raisonnablement prévisible, l’opérateur ne peut se prévaloir d’une confiance digne de protection, et l’effet rétroactif limité de l’ajustement est jugé conforme au droit communautaire.
Si la Cour a validé la mesure d’ajustement en se fondant sur la prévisibilité de la modification, elle adopte une position bien plus stricte lorsqu’elle examine la légalité de la restriction apportée par la Commission au droit de l’opérateur de se retirer de l’opération.
II. La censure de la restriction au droit à l’annulation de la préfixation
La Cour de justice invalide le règlement de la Commission qui limitait la possibilité d’annuler les préfixations aux seules opérations engagées avant que la modification des taux ne devienne prévisible. Cette décision réaffirme avec force le principe de la hiérarchie des normes (A) et clarifie l’articulation entre les pouvoirs du Conseil et ceux de la Commission (B).
A. Le respect de la hiérarchie des normes communautaires
La Cour constate que le droit à l’annulation est prévu par des règlements du Conseil, en l’occurrence les règlements n° 1134/68 et n° 1223/83. Ces textes de rang supérieur subordonnent le droit à l’annulation à une seule condition de fond : « que l’application des nouveaux taux representatifs conduise pour l’interesse a un desavantage ». Or, le règlement n° 1244/83 de la Commission introduisait une condition supplémentaire, de nature temporelle, en limitant ce droit aux seules préfixations effectuées avant le 17 mai 1983. La Cour juge que la Commission a ainsi outrepassé ses compétences d’exécution. Elle énonce clairement que « la commission n’etait pas en droit de limiter la faculte d’annulation, ouverte par la reglementation de rang superieur du conseil ». Cette affirmation constitue une application classique du principe de légalité, selon lequel une autorité d’exécution ne peut modifier ou restreindre les droits conférés par une norme législative supérieure. La Commission ne pouvait, sous couvert de définir des « modalités d’application », ajouter une condition qui altérait substantiellement la portée d’un droit institué par le Conseil.
B. La distinction entre les pouvoirs d’exécution et la modification d’un droit
En invalidant le règlement de la Commission, la Cour opère une distinction conceptuelle nette entre la mesure d’ajustement et le droit à l’annulation. Alors que la prévisibilité était un critère pertinent pour déterminer le champ d’application temporel de l’ajustement, elle ne pouvait être utilisée pour restreindre un droit correcteur comme celui de l’annulation. La Cour souligne que le Conseil, en établissant le droit à l’annulation en cas de désavantage, a fixé de « facon limitative les conditions de droit materiel » de son exercice. Par conséquent, la Commission, en tant qu’organe exécutif, n’avait pas le pouvoir de redéfinir ces conditions, même en invoquant les mêmes objectifs de lutte contre la spéculation qui avaient justifié la mesure d’ajustement. Cette décision a une portée significative car elle trace une ligne claire entre le pouvoir de la Commission de prendre des mesures techniques de gestion, y compris avec un effet rétroactif limité, et son interdiction de porter atteinte aux droits fondamentaux des opérateurs tels que définis par le législateur communautaire. La solution protège la sécurité juridique en garantissant que les droits accordés par le Conseil ne peuvent être érodés par des mesures d’exécution.