Par un arrêt du 25 avril 2002, la Cour de justice des Communautés européennes, saisie sur renvoi préjudiciel par le Bundessozialgericht allemand, s’est prononcée sur la compatibilité d’une législation nationale en matière de sécurité sociale avec les principes fondamentaux du droit communautaire relatifs à la libre circulation.
En l’espèce, une ressortissante allemande, après avoir transféré sa résidence en France en 1981, a continué d’exercer une activité professionnelle en Allemagne sous le statut de travailleur frontalier jusqu’en mars 1985. Elle a interrompu son activité pour un congé de maternité de juillet 1984 à février 1985, suite à la naissance de son fils en août 1984, puis a cessé toute activité professionnelle. En 1994, elle a sollicité auprès de l’organisme de retraite allemand la prise en compte de ses périodes consacrées à l’éducation de son enfant en France pour le calcul de sa pension de vieillesse. Cette demande a été rejetée au motif que la législation nationale subordonnait ce bénéfice à une éducation réalisée sur le territoire national, ou, si elle avait lieu à l’étranger, à la condition que le parent y ait exercé une activité professionnelle donnant lieu à cotisations dans le régime allemand. Saisie du litige en dernière instance, la juridiction fédérale allemande a interrogé la Cour de justice sur la conformité de ce refus avec le droit communautaire.
La question posée à la Cour était de savoir si le droit communautaire, et notamment les dispositions relatives à la libre circulation des travailleurs et à la citoyenneté de l’Union, oblige l’institution de sécurité sociale d’un État membre à prendre en compte des périodes d’éducation d’un enfant accomplies dans un autre État membre, comme si elles l’avaient été sur son propre territoire, au bénéfice d’une personne qui avait la qualité de travailleur frontalier dans le premier État au moment de la naissance.
La Cour répond par l’affirmative, en jugeant que les articles 8 a, 48 et 51 du traité CE (devenus articles 18, 39 et 42 CE) imposent une telle prise en compte. Elle estime que refuser le bénéfice de la validation de ces périodes au motif que l’éducation a eu lieu dans l’État de résidence plutôt que dans l’État d’emploi constitue une entrave injustifiée aux libertés fondamentales. La solution retenue par la Cour repose sur une interprétation finaliste des traités, visant à garantir l’effectivité des droits reconnus aux citoyens européens (I), et consacre par là même une limitation importante de la compétence des États membres dans l’aménagement de leurs systèmes de sécurité sociale (II).
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**I. L’interprétation finaliste du droit de l’Union au service de la libre circulation**
Pour aboutir à sa solution, la Cour opère en deux temps. Elle établit d’abord la législation applicable en se fondant sur un lien de rattachement matériel avec l’État d’emploi (A), avant d’écarter la condition de territorialité posée par cette législation comme étant contraire aux objectifs du traité (B).
**A. La confirmation de la loi de l’État d’emploi par un lien de rattachement substantiel**
La première difficulté consistait à déterminer la législation applicable, la requérante ayant cessé toute activité professionnelle peu après la naissance de son enfant. La Commission soutenait que l’intéressée, n’étant plus active, devait être soumise à la législation de son État de résidence, la France. La Cour écarte cette analyse en relevant que « l’intéressée a exclusivement travaillé en Allemagne et était soumise, en qualité de travailleur frontalier, à la législation allemande au moment de la naissance de l’enfant ». Cette circonstance suffit, selon elle, à « établi[r] un lien étroit entre les périodes d’éducation en cause et les périodes d’assurance accomplies en Allemagne ». Ce faisant, la Cour considère que le droit à la validation des périodes d’éducation constitue un prolongement des droits acquis durant l’activité professionnelle. La législation de l’État d’emploi, en l’occurrence la loi allemande, demeure donc applicable pour régir les suites de la relation de travail, y compris les avantages sociaux liés à la parentalité qui en découlent. Le rattachement n’est pas fondé sur l’exercice actuel d’un emploi, mais sur la continuité d’un parcours d’assurance initié dans cet État.
**B. L’éviction de la condition de territorialité au nom des libertés fondamentales**
Une fois la législation allemande déclarée applicable, la Cour en contrôle la compatibilité avec le droit de l’Union. La législation nationale subordonnait l’assimilation des périodes d’éducation accomplies à l’étranger à des conditions non remplies en l’espèce. La Cour juge qu’une telle réglementation est discriminatoire. Elle souligne que « des dispositions telles que celles en cause au principal défavorisent les ressortissants communautaires ayant exercé leur droit de circuler et de séjourner librement dans les États membres ». En effet, le travailleur frontalier qui choisit de résider dans un autre État membre se verrait privé d’un avantage social qu’il aurait conservé s’il était resté sur le territoire de l’État d’emploi. Cette situation est de nature à dissuader l’exercice de la libre circulation. En se fondant directement sur les articles du traité garantissant la citoyenneté de l’Union et la libre circulation des travailleurs, la Cour rappelle que si les États membres sont compétents pour organiser leurs systèmes de sécurité sociale, ils doivent le faire dans le respect du droit de l’Union. La condition de territorialité est ainsi neutralisée car elle porte une atteinte disproportionnée à une liberté fondamentale.
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**II. La limitation de l’autonomie des États membres en matière de prestations sociales**
La décision rendue a une portée significative. Elle réaffirme la primauté de l’effet utile des droits conférés par le traité sur les prérogatives nationales (A) et établit une solution de principe dont l’influence s’étend au-delà du cas des seuls travailleurs frontaliers (B).
**A. La primauté de l’effet utile du droit à la libre circulation**
En faisant prévaloir les libertés de circulation, la Cour donne toute sa mesure au concept de citoyenneté européenne. L’arrêt démontre que les droits qui y sont attachés ne sauraient être entravés par des considérations purement administratives ou territoriales propres à un système national. La solution ne se limite pas à une application technique des règlements de coordination, mais puise sa force dans les principes cardinaux du traité. Elle consacre une forme de « portabilité » d’un droit social non contributif, en imposant à l’État débiteur de la pension de traiter une situation factuelle survenue dans un autre État membre — l’éducation d’un enfant — comme si elle s’était produite sur son propre sol. Cette assimilation des faits est indispensable pour garantir que le citoyen de l’Union ne subisse pas de préjudice du simple fait d’avoir exercé son droit de se déplacer et de résider au sein de l’Union. La valeur de cet arrêt réside ainsi dans son attachement à l’objectif d’intégration et à l’élimination des obstacles, fussent-ils indirects, à la mobilité.
**B. La portée générale d’une solution fondée sur les principes du traité**
Bien que la question posée concernât spécifiquement un travailleur frontalier, le raisonnement de la Cour est transposable à d’autres catégories de migrants. En fondant sa décision sur les articles 18, 39 et 42 CE, la Cour lui confère une portée générale. La solution s’applique à toute situation où un travailleur, après avoir été affilié au régime de sécurité sociale d’un État membre, s’installe dans un autre État membre et y accomplit des périodes d’éducation d’enfant. L’essentiel est l’existence d’un lien d’assurance suffisant avec le premier État au moment de la survenance de l’événement ouvrant droit à la prestation. Par cet arrêt, la Cour adresse un message clair aux législateurs nationaux : les clauses de résidence ou de territorialité contenues dans les législations de sécurité sociale doivent être interprétées ou modifiées pour ne pas pénaliser les citoyens ayant fait usage de leur liberté de circulation. Cette jurisprudence a ainsi vocation à influencer durablement la conception des droits sociaux dans un espace européen intégré, en contraignant les systèmes nationaux à une plus grande ouverture et à une meilleure coordination de fait.