Arrêt de la Cour (cinquième chambre) du 25 novembre 1986. – Marthe Klensch et autres contre Secrétaire d’État à l’Agriculture et à la Viticulture. – Demandes de décision préjudicielle: Conseil d’Etat – Grand-Duché de Luxembourg. – Prélèvement supplémentaire sur le lait. – Affaires jointes 201 et 202/85.

Par un arrêt rendu en réponse à plusieurs questions préjudicielles posées par le Conseil d’État du Luxembourg le 21 juin 1985, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé l’étendue des obligations incombant aux États membres dans la mise en œuvre de la politique agricole commune, en particulier au regard du principe de non-discrimination.

En l’espèce, dans le cadre de l’instauration du régime de prélèvement supplémentaire sur le lait par le règlement n° 857/84, les autorités luxembourgeoises avaient choisi l’année 1981 comme période de référence pour la détermination des quantités de lait pouvant être produites. Elles avaient également prévu que la quantité de référence d’un producteur cessant son activité serait attribuée à l’acheteur auquel il effectuait ses livraisons. Plusieurs laiteries et un producteur de lait ont contesté ces mesures devant les juridictions nationales, soutenant qu’elles créaient une discrimination en favorisant un acheteur majeur et les producteurs qui lui étaient affiliés, au détriment des autres opérateurs du marché. Saisi du litige, le Conseil d’État luxembourgeois a sursis à statuer et a interrogé la Cour de justice sur la compatibilité de la réglementation nationale avec le droit communautaire. La question de droit essentielle soumise à la Cour était de savoir si le principe de non-discrimination, tel qu’énoncé à l’article 40, paragraphe 3, du traité CEE, limitait la marge de manœuvre d’un État membre dans le choix des modalités d’application d’un règlement, lorsque ce choix entraînait des effets discriminatoires sur son marché intérieur.

La Cour de justice a répondu que l’interdiction de discrimination s’opposait à ce qu’un État membre choisisse une année de référence si, « eu égard aux conditions propres de son marché, l’application de cette option sur son territoire a pour effet de créer une discrimination entre producteurs de la communauté ». De même, elle a jugé que le règlement ne permettait ni de moduler les quantités de référence lorsque l’année 1981 était choisie, ni d’attribuer la quantité d’un producteur sortant à son ancien acheteur plutôt qu’à la réserve nationale. L’analyse de cette décision révèle comment la Cour subordonne les prérogatives nationales de mise en œuvre au respect du principe d’égalité (I), tout en assurant une application cohérente de la réglementation pour prévenir les distorsions de concurrence (II).

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I. La subordination de la mise en œuvre nationale au principe de non-discrimination

La Cour rappelle d’abord que le principe de non-discrimination constitue une contrainte fondamentale pesant sur les États membres lorsqu’ils agissent dans le cadre du droit communautaire (A), avant de l’appliquer concrètement au choix de l’année de référence opéré par l’État (B).

A. Le principe de non-discrimination comme norme supérieure liant les États membres

La Cour de justice affirme avec force la primauté du principe d’égalité dans l’ordre juridique communautaire. Elle énonce que « l’interdiction de discrimination énoncée à l’article 40, paragraphe 3, du traité n’est que l’expression spécifique du principe général d’égalité qui fait partie des principes fondamentaux du droit communautaire ». Ce faisant, elle ne se contente pas de viser les institutions communautaires, mais étend explicitement cette obligation aux États membres lorsqu’ils exécutent la réglementation agricole. La décision précise que ce principe « lie également les états membres lorsque ceux-ci mettent en œuvre cette organisation ».

Cette solution assure une protection uniforme des producteurs sur l’ensemble du territoire de la Communauté. Elle empêche qu’un État membre, sous couvert d’une marge d’appréciation laissée par un règlement, n’introduise des traitements différenciés qui contreviendraient aux objectifs de la politique agricole commune. La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle le principe d’égalité « veut que les situations comparables ne soient pas traitées de manière différente, à moins qu’une différenciation ne soit objectivement justifiée ». La charge de la justification objective d’une différence de traitement incombe ainsi à l’État qui la met en place, même si cette action s’inscrit dans le cadre d’une option offerte par le droit dérivé.

B. L’application du principe à la détermination des quantités de référence

La Cour applique ce raisonnement au cas d’espèce en contrôlant le choix de l’année de référence. Le règlement offrait aux États le choix entre 1981, 1982 ou 1983. Pour la Cour, cette faculté n’est pas discrétionnaire. Elle doit être exercée en conformité avec les principes fondamentaux du droit communautaire. Ainsi, les États membres ne peuvent retenir une option dont l’application « serait de nature à créer, directement ou indirectement, une discrimination ».

L’apport essentiel de l’arrêt réside dans l’obligation faite à l’État d’évaluer les conséquences concrètes de son choix au regard de la structure spécifique de son marché national. Une mesure d’apparence neutre peut se révéler discriminatoire dans ses effets. Le choix de l’année 1981 n’est pas illégal en soi, mais il le devient si les conditions particulières du marché luxembourgeois font que ce choix favorise de manière injustifiée une catégorie de producteurs par rapport à une autre. Cette analyse pragmatique contraint les autorités nationales à une diligence particulière et confère aux opérateurs économiques une voie de droit pour contester des mesures d’exécution qui, bien que formellement conformes au règlement, violent le principe d’égalité dans leur application pratique.

Après avoir affirmé la primauté du principe de non-discrimination, la Cour en tire les conséquences pour l’interprétation des dispositions techniques du règlement, en veillant à leur cohérence et à leur finalité.

II. L’interprétation téléologique du règlement au service d’une concurrence équitable

La Cour de justice adopte une lecture finaliste du règlement n° 857/84, interdisant une application fragmentaire de ses mécanismes (A) et comblant une lacune du texte pour éviter des distorsions de marché (B).

A. Le rejet d’une application « à la carte » des options réglementaires

La deuxième question préjudicielle portait sur la possibilité pour un État membre ayant choisi 1981 comme année de référence d’appliquer une modulation des pourcentages, faculté que le texte ne prévoyait expressément que pour les années 1982 et 1983. La réponse de la Cour est sans équivoque : les deux approches proposées par le règlement « étant toutefois nettement distinctes, il n’est pas possible de combiner les éléments de l’une avec ceux de l’autre ».

Par cette interprétation stricte, la Cour garantit l’intégrité et la cohérence du système mis en place par le législateur communautaire. Elle refuse que les États membres ne créent des régimes hybrides qui rompraient l’équilibre du texte. Le choix de l’année 1981 impliquait de négliger les évolutions postérieures, tandis que le choix d’une année plus récente permettait de les prendre en compte par le biais de la modulation. Permettre un panachage reviendrait à autoriser un État à cumuler les avantages de deux systèmes distincts, au risque de créer de nouvelles distorsions. La Cour se positionne ainsi en gardienne de la rationalité interne du droit dérivé.

B. La neutralisation des avantages concurrentiels par une interprétation par analogie

Concernant le sort des quantités de référence libérées par un producteur cessant son activité, la Cour fait preuve d’une audace interprétative notable. Face au silence du règlement sur le cas d’une cessation spontanée, elle raisonne par analogie et à la lumière du principe de non-discrimination. Elle juge que la solution consistant à attribuer la quantité libérée à l’acheteur « créerait une discrimination entre producteurs », car ce dernier pourrait la réallouer à ses affiliés, les favorisant de manière injustifiée. De plus, une telle solution entraverait la liberté du producteur.

En conséquence, la Cour conclut que les quantités libérées doivent rejoindre la réserve nationale. Elle étend par analogie la solution prévue pour les cessations indemnisées au cas des cessations spontanées, car « aucune raison qui justifierait de traiter differemment » les deux situations n’a été avancée. Cette interprétation téléologique, qui dépasse la lettre du texte pour en servir l’esprit, est fondamentale. Elle empêche que les quotas laitiers ne deviennent un instrument de fidélisation au profit des acheteurs les plus puissants et garantit que la réserve nationale puisse jouer son rôle de régulation au bénéfice de l’ensemble des producteurs.

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Hassan KOHEN
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