Par un arrêt du 13 juillet 1995, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé la portée de la faculté offerte aux États membres de différer l’exigibilité de la taxe sur la valeur ajoutée pour les prestations de services.
Une société exploitant des installations de pisciculture avait conclu des contrats pour la construction d’un bâtiment. Après plusieurs factures, l’entreprise de construction a émis une facture proforma pour le solde, sans mention de la taxe sur la valeur ajoutée. L’administration fiscale a constaté que la société cliente avait inscrit ce bâtiment dans sa comptabilité ainsi que sa dette envers le fournisseur, mais sans mentionner la taxe afférente.
L’administration a infligé une amende à la société cliente pour infraction à la législation nationale, qui imposait à l’acquéreur d’un service de régulariser l’opération en l’absence de facture dans un délai imparti. La société a contesté cette sanction en faisant valoir que, conformément à une autre disposition nationale transposant une faculté offerte par la directive, la taxe n’était pas exigible puisqu’elle n’avait pas encore réglé le solde. Les juridictions fiscales de première et seconde instance lui ont donné raison. La juridiction de recours a alors saisi la Cour de justice de trois questions préjudicielles.
Il était demandé à la Cour si l’article 10, paragraphe 2, de la sixième directive permet à un État membre de prévoir que l’encaissement du prix rend la taxe exigible pour toutes les prestations de services. Il s’agissait également de savoir si l’État membre usant de cette dérogation était alors tenu, d’une part, de fixer un délai pour l’émission de la facture avant l’encaissement et, d’autre part, d’imposer l’établissement de documents spécifiques en l’absence de facture ou de paiement.
La Cour a jugé que la directive autorise les États membres à prévoir que l’encaissement du prix constitue le fait rendant la taxe exigible pour l’ensemble des prestations de services. Elle a ajouté qu’un État membre optant pour ce régime n’est contraint ni d’imposer un délai de facturation avant le paiement, ni de prévoir des obligations documentaires particulières en l’absence de paiement. Cette décision consacre une conception large de la marge d’appréciation des États membres, tant dans le choix de la dérogation (I) que dans les modalités de sa mise en œuvre (II).
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**I. La consécration d’une interprétation extensive de la dérogation à l’exigibilité**
La Cour de justice valide le choix d’un régime d’exigibilité fondé sur l’encaissement pour l’ensemble d’une catégorie d’opérations, en adoptant une lecture large des termes de la directive (A) et en écartant les arguments fondés sur l’économie générale du texte (B).
**A. La portée reconnue à la notion de « certaines opérations »**
Le cœur de l’interprétation de la Cour réside dans la définition qu’elle donne à l’expression « certaines opérations », qui conditionne le champ d’application de la dérogation. La directive permet en effet aux États membres de déroger à la règle de l’exigibilité au moment de la réalisation de la prestation et de prévoir que la taxe devient exigible « pour certaines opérations ou certaines catégories d’assujettis ». La juridiction de renvoi et la Commission soutenaient une interprétation stricte, estimant que cette faculté ne pouvait viser l’intégralité des prestations de services, qui constitueraient une catégorie trop large pour être qualifiées de « certaines ».
La Cour rejette cette analyse en soulignant que le texte ne comporte aucune restriction quant à la nature ou l’étendue des opérations concernées. Elle énonce que « l’expression ‘certaines opérations’, qui ne comporte aucune restriction particulière, permet donc de viser l’ensemble des prestations de services ». Elle observe que les prestations de services forment un « sous-ensemble homogène » au sein de l’ensemble des opérations économiques visées par la directive, à savoir les livraisons de biens et les prestations de services. En conséquence, un État membre est en droit de considérer la totalité de ce sous-ensemble comme un champ d’application pertinent pour la dérogation.
Cette solution est renforcée par une analyse de l’évolution de la législation communautaire. La Cour relève, à la suite de son avocat général, que les versions antérieures de la directive et les propositions initiales prévoyaient des exceptions beaucoup plus restreintes. L’élargissement du champ des dérogations dans la version finale du texte adopté par le Conseil témoigne d’une volonté claire de « laisser aux États membres un large pouvoir d’appréciation ». Cette approche pragmatique reconnaît la diversité des traditions juridiques et comptables nationales et la nécessité pour le législateur communautaire de ménager des transitions et des options pour les États membres.
**B. L’autonomie de la dérogation face au système général de la taxe**
Afin de conforter sa position, la Cour examine et écarte les arguments visant à limiter la portée de la dérogation au nom d’une prétendue incompatibilité avec d’autres dispositions ou principes fondamentaux de la directive. La Commission invoquait notamment l’article 11, qui prévoit une réduction de la base d’imposition en cas de non-paiement. Cette disposition, conçue pour un régime où la taxe est exigible lors de la prestation, serait vidée de son sens dans un système basé sur l’encaissement.
La Cour ne retient pas cette argumentation. Elle considère que l’article 11 peut parfaitement s’appliquer par analogie dans un régime d’exigibilité à l’encaissement, par exemple pour « permettre des ajustements du montant de la taxe à facturer afin de tenir compte de remboursements ou de rabais octroyés après le paiement ». De même, l’obligation générale d’émettre une facture, posée par l’article 22 de la directive, n’est pas jugée incompatible avec une exigibilité au moment du paiement. Si tel était le cas, cela rendrait la dérogation elle-même inapplicable, ce qui ne peut être l’intention du législateur.
Enfin, la Cour répond à l’argument de principe selon lequel un régime d’exigibilité à l’encaissement transformerait l’assujetti en un simple percepteur de la taxe, ce qui serait contraire à la nature même de la taxe sur la valeur ajoutée. Sans nier la pertinence théorique de cette observation, elle estime qu’elle ne saurait suffire à écarter une interprétation littérale de la faculté de dérogation expressément prévue par la directive. Le législateur a sciemment autorisé cette modalité, et il n’appartient pas au juge de la priver d’effet au nom de la pureté du système.
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**II. L’affirmation de l’autonomie des États membres dans la mise en œuvre de la dérogation**
Après avoir validé le principe de la dérogation pour toutes les prestations de services, la Cour confirme la liberté des États membres quant aux obligations accessoires, en l’absence de contrainte explicite dans le texte (A) et en raison du pouvoir général d’appréciation qui leur est reconnu (B).
**A. L’absence d’obligation de fixer un délai de régularisation avant paiement**
La deuxième question posée visait à savoir si un État membre ayant opté pour l’exigibilité à l’encaissement était néanmoins tenu de fixer un délai au-delà duquel la taxe deviendrait exigible, même en l’absence de paiement. Une telle obligation existe dans l’hypothèse où un État membre choisit l’autre grande dérogation, celle qui lie l’exigibilité à la facturation. La directive prévoit en effet que dans ce cas, la taxe devient exigible « en cas de non-délivrance ou de délivrance tardive de la facture […], dans un délai déterminé à compter de la date du fait générateur ».
La Cour constate que cette clause de sauvegarde n’est grammaticalement et logiquement associée qu’à la dérogation fondée sur la facturation. Elle n’est pas prévue pour celle fondée sur l’encaissement. La Cour en déduit une volonté délibérée du législateur communautaire, qui a pu considérer que l’intérêt économique du prestataire de services constituait une incitation suffisante pour garantir un paiement diligent. En effet, « l’intérêt d’un opérateur économique à encaisser la contrepartie du service effectué représentait un encouragement suffisant pour assurer le paiement rapide de la prestation ».
Cette analyse révèle une approche réaliste des mécanismes économiques. La Cour estime que le risque de report indéfini du paiement, et donc de l’exigibilité de la taxe, est limité par les réalités commerciales. Le prestataire a besoin de ses liquidités, et le preneur du service a intérêt à s’acquitter de sa dette pour pouvoir déduire la taxe correspondante. Le silence de la directive sur ce point n’est donc pas une lacune à combler par le juge, mais bien le reflet d’une confiance dans l’autorégulation du marché, dispensant l’État membre d’une obligation de surveillance supplémentaire.
**B. La liberté de définir les obligations documentaires**
La dernière question portait sur le point de savoir si l’État membre était tenu d’imposer l’établissement de documents ou relevés spécifiques pour tracer une prestation achevée lorsque ni la facture n’a été émise, ni le prix encaissé. Une telle obligation aurait pour but de permettre un contrôle par l’administration fiscale et d’éviter que des prestations ne restent indéfiniment en dehors du champ de la taxe. La Cour répond par la négative, en se fondant sur le principe de l’autonomie procédurale des États membres.
Elle rappelle que la directive, en son article 22, paragraphe 2, impose une obligation générale pour l’assujetti de « tenir une comptabilité suffisamment détaillée pour permettre l’application de la taxe et son contrôle ». Au-delà de cette exigence de base et de l’obligation d’émettre une facture, le paragraphe 8 du même article laisse une très grande latitude aux États membres pour « prévoir d’autres obligations qu’ils jugeraient nécessaires pour assurer l’exacte perception de la taxe et pour éviter la fraude ».
En l’absence de disposition spécifique imposant des documents particuliers dans la situation décrite, la Cour conclut qu’il appartient à chaque État membre d’apprécier l’opportunité de telles mesures. Elle justifie ce large pouvoir d’appréciation par la nécessité de tenir compte de la diversité des situations nationales, notamment « des dimensions des entreprises et de leur type d’activités ainsi que des exigences résultant des diverses législations en matière de droit des sociétés et d’impôts directs ». Imposer une obligation documentaire uniforme au niveau communautaire serait donc excessif et inadapté. L’arrêt confirme ainsi que l’harmonisation fiscale a ses limites et que, en l’absence de règle expresse, la souveraineté des États dans l’organisation de leurs contrôles fiscaux demeure le principe.