Un arrêt rendu par la Cour de justice des Communautés européennes le 25 janvier 1996 offre une clarification substantielle sur l’articulation des principes comptables européens, notamment le principe de prudence et celui de l’image fidèle. En l’espèce, une société mère détenait l’intégralité des parts d’une filiale. Les exercices comptables des deux entités coïncidaient. Postérieurement à la clôture de l’exercice, mais avant l’approbation des comptes de la société mère, l’assemblée générale de la filiale avait décidé d’affecter les bénéfices de l’exercice clos à sa société mère. Cependant, la société mère n’avait pas inscrit cette créance de bénéfices dans ses propres comptes annuels pour cet exercice, une pratique contestée par l’un de ses actionnaires.
La contestation fut initialement portée devant les juridictions allemandes. Le recours fut rejeté en première instance puis en appel. Saisie de l’affaire, la juridiction suprême allemande, le Bundesgerichtshof, a sursis à statuer et a adressé une question préjudicielle à la Cour de justice. La juridiction de renvoi s’interrogeait sur la compatibilité avec le droit communautaire d’une méthode qui consisterait à inscrire le droit aux bénéfices de la filiale dans les comptes de la société mère pour l’exercice même de leur réalisation. La question posée visait à déterminer si une telle inscription anticipée était contraire à l’article 31, paragraphe 1, sous c), aa), de la quatrième directive 78/660/CEE, qui dispose que « seuls les bénéfices réalisés à la date de clôture du bilan peuvent y être inscrits ».
Le problème de droit soumis à la Cour consistait donc à déterminer si les bénéfices générés par une filiale entièrement contrôlée et affectés à la société mère après la date de clôture, mais pour l’exercice clos, pouvaient être considérés comme « réalisés » à cette même date de clôture pour la société mère. À cette question, la Cour de justice répond par l’affirmative, sous réserve de conditions strictes. Elle juge qu’une telle pratique comptable n’est pas contraire à la directive, dès lors que le principe fondamental de l’image fidèle est respecté et que les circonstances particulières de l’espèce garantissent la certitude de la créance. Cette décision subordonne une application littérale du principe de prudence à l’objectif supérieur de l’image fidèle, tout en délimitant précisément les contours de cette flexibilité.
I. La primauté de l’image fidèle sur une application stricte du principe de réalisation
La Cour de justice opère une lecture finaliste de la directive comptable, privilégiant l’objectif d’ensemble plutôt qu’une application isolée de l’une de ses règles. Cette approche conduit à assouplir la notion de bénéfice réalisé au sein d’un groupe intégré.
A. L’interprétation téléologique des principes comptables
L’argumentation de la Cour repose sur la hiérarchie des normes comptables établies par la quatrième directive. Elle rappelle que l’objectif primordial de ce texte est de garantir que « les comptes annuels doivent donner une image fidèle du patrimoine, de la situation financière ainsi que des résultats de la société », comme l’énonce son article 2, paragraphe 3. Ce principe directeur doit guider l’interprétation de toutes les autres dispositions, y compris les principes généraux d’évaluation.
En l’occurrence, la Cour met en balance le principe de prudence, spécifiquement sa règle selon laquelle « seuls les bénéfices réalisés à la date de clôture du bilan peuvent y être inscrits », avec l’exigence d’exhaustivité des produits afférents à l’exercice. L’article 31, paragraphe 1, sous d), impose en effet de tenir compte des « produits afférents à l’exercice auquel les comptes se rapportent, sans considération de la date de paiement ou d’encaissement ». La Cour estime que la combinaison de ces règles, éclairée par le prisme de l’image fidèle, milite en faveur d’une prise en compte de tous les éléments réellement afférents à l’exercice. La non-inscription des bénéfices distribués par la filiale, alors même qu’ils sont certains et se rapportent à l’exercice clos, risquerait de présenter une image tronquée de la situation financière de la société mère.
B. La neutralisation du critère formel de la décision d’affectation
Dans le contexte spécifique d’un groupe où la société mère détient l’intégralité du capital et exerce un contrôle effectif sur sa filiale, la Cour considère que le droit aux bénéfices est suffisamment concrétisé à la date de clôture du bilan. La décision formelle de l’assemblée générale de la filiale, bien que postérieure, ne fait que confirmer une créance dont l’existence et le montant sont déjà acquis pour la société mère à la fin de l’exercice.
Le raisonnement de la juridiction de renvoi, que la Cour valide, est que le droit de la société mère sur les bénéfices de sa filiale « est suffisamment concrétisé au jour retenu pour la clôture du bilan de la filiale pour que l’on puisse considérer que ce droit fait partie du patrimoine de la société mère ». Dans une telle configuration, la séparation juridique des deux entités s’efface devant la réalité économique de leur unité de direction. Par conséquent, considérer le bénéfice comme non réalisé jusqu’à la décision formelle de distribution constituerait un formalisme excessif, contraire à l’objectif de donner une image fidèle de la puissance économique de la société mère à la fin de l’exercice.
II. La portée d’une solution pragmatique strictement encadrée
La solution retenue par la Cour ne constitue pas une autorisation générale d’anticiper l’inscription des bénéfices. Elle est assortie de conditions cumulatives très précises qui en limitent la portée et visent à renforcer la fiabilité des comptes de la société mère.
A. Les conditions rigoureuses de l’inscription anticipée des bénéfices
La Cour prend soin de lister méticuleusement les circonstances factuelles qui autorisent cette dérogation à une lecture stricte du principe de réalisation. Premièrement, le contrôle de la société mère sur sa filiale doit être total, ce qui est le cas lorsqu’elle en est l’unique associée. Deuxièmement, les exercices comptables des deux sociétés doivent coïncider. Troisièmement, les comptes de la filiale, faisant apparaître le bénéfice distribuable, doivent avoir été formellement arrêtés avant que ceux de la société mère ne soient eux-mêmes finalisés.
Enfin, et c’est une condition fondamentale, le juge national doit s’être préalablement « assuré que les comptes annuels de la filiale pour l’exercice en cause donnent une image fidèle de son patrimoine, de sa situation financière, ainsi que de ses résultats ». Cette dernière exigence agit comme un verrou de sécurité : l’inscription anticipée du produit chez la mère n’est possible que si la réalité et la certitude de ce produit sont indiscutablement établies au niveau de la filiale. L’ensemble de ces conditions démontre que la solution n’a pas vocation à s’appliquer de manière extensive, mais seulement dans des cas où le risque d’inscrire un bénéfice incertain est quasi nul.
B. Le renforcement de la transparence financière au sein des groupes
En validant l’inscription du bénéfice pour l’exercice de sa réalisation par la filiale, la Cour promeut une vision économique et transparente de la situation de la société mère. Cette méthode comptable permet aux tiers, notamment les actionnaires et les créanciers de la société mère, d’avoir une vision plus juste et plus actuelle des ressources financières sur lesquelles elle peut compter. Elle évite le décalage temporel qui consisterait à n’enregistrer qu’au cours de l’exercice N+1 un produit économique entièrement généré et sécurisé au cours de l’exercice N.
La portée de cet arrêt est donc de consolider l’objectif d’image fidèle comme le principe cardinal du droit comptable européen. Il illustre que les règles techniques, telles que celles découlant du principe de prudence, ne sont pas des fins en soi, mais des outils au service de cet objectif supérieur. En définitive, la décision offre une solution pragmatique qui, loin de fragiliser la rigueur comptable, contribue à une meilleure information financière en alignant la comptabilité sur la réalité économique du contrôle au sein d’un groupe de sociétés.