Par un arrêt rendu en formation de cinquième chambre, la Cour de justice des Communautés européennes a été amenée à se prononcer sur la légalité d’un règlement de la Commission modifiant les conditions d’accès au mécanisme d’intervention dans le secteur de la viande bovine. En l’espèce, une institution communautaire avait adopté un règlement instaurant une limitation graduelle du poids des carcasses de bovins admissibles aux achats effectués par les organismes d’intervention. Cette mesure visait à maîtriser la surproduction et à limiter les dépenses liées à la politique agricole commune, dans un marché caractérisé par un déséquilibre structurel entre l’offre et la demande.
Deux États membres ont introduit des recours en annulation à l’encontre de ce règlement. Ils soutenaient principalement que l’institution défenderesse était incompétente pour adopter une telle mesure, arguant qu’une modification aussi substantielle des règles d’intervention relevait de la seule compétence du Conseil. Subsidiairement, ils invoquaient la violation de plusieurs principes généraux du droit communautaire, notamment les principes de proportionnalité, de non-discrimination et de protection de la confiance légitime. L’institution défenderesse, soutenue par un autre État membre intervenant, a conclu au rejet des recours, affirmant avoir agi dans le cadre des pouvoirs d’exécution qui lui étaient délégués.
La question de droit soumise à la Cour était double. Il s’agissait d’abord de déterminer si la Commission était compétente, en vertu des pouvoirs d’exécution qui lui sont conférés par le règlement de base portant organisation commune des marchés, pour fixer une limite de poids aux carcasses pouvant bénéficier du régime d’intervention. Ensuite, il convenait d’examiner si, en adoptant cette mesure, ladite institution avait respecté les principes fondamentaux du droit communautaire qui encadrent son action.
La Cour a rejeté les recours dans leur intégralité. Elle a jugé que la limitation du poids des carcasses admissibles à l’intervention constituait une mesure d’exécution que la Commission était habilitée à prendre. Elle a ensuite estimé que cette mesure ne violait ni le principe de proportionnalité, ni le principe de non-discrimination, ni le principe de protection de la confiance légitime, ni le droit de propriété. La Cour a ainsi confirmé la validité du règlement contesté, consolidant le pouvoir réglementaire de la Commission dans la gestion des politiques agricoles.
Cette décision conduit à analyser la reconnaissance par la Cour d’une large compétence d’exécution au profit de la Commission (I), avant d’étudier le contrôle rigoureux mais délimité qu’elle exerce sur le respect des principes généraux du droit (II).
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I. La consécration d’une compétence d’exécution étendue au profit de la Commission
La Cour de justice valide la compétence de la Commission en adoptant une interprétation téléologique des textes lui conférant des pouvoirs d’exécution (A), tout en écartant l’idée d’une usurpation des prérogatives normalement dévolues au Conseil (B).
A. Une interprétation téléologique des pouvoirs délégués
La Cour considère que la limitation du poids des carcasses admissibles à l’intervention est une mesure que la Commission est habilitée à prendre dans le cadre de la procédure dite du comité de gestion. Elle estime qu’une telle mesure, « bien qu’elle puisse conduire à une réorientation de la production de viande bovine, tend à mettre en œuvre de manière adéquate le mécanisme d’intervention institué par le Conseil ». Le juge communautaire refuse ainsi de voir dans cette limitation une règle essentielle qui, par sa nature, devrait être arrêtée par le législateur communautaire, c’est-à-dire le Conseil. Au contraire, il s’agit d’une modalité d’application destinée à atteindre les objectifs de l’organisation commune de marché, notamment la stabilisation des marchés.
Cette interprétation est justifiée par la nécessité de donner un effet utile aux dispositions habilitant la Commission à agir. La Cour souligne que la Commission est « seule à même de suivre de manière constante et attentive l’évolution des marchés et d’agir avec l’urgence que requièrent certaines situations ». Reconnaître une telle compétence d’exécution est donc indispensable pour permettre une gestion réactive et efficace de la politique agricole. Le recours à la procédure du comité de gestion, qui associe les États membres et préserve une possibilité d’intervention du Conseil, constitue une garantie suffisante contre d’éventuels excès de la part de l’exécutif communautaire.
B. Le rejet de la thèse d’une modification implicite des actes du Conseil
Les États membres requérants soutenaient que la Commission, en ajoutant un critère de poids non prévu par le règlement de base du Conseil, avait outrepassé ses compétences et modifié une liste de produits qu’elle n’était pas habilitée à changer. La Cour écarte cet argument en opérant une distinction subtile. Elle juge que la Commission n’a pas modifié la liste des produits éligibles, mais a seulement précisé les conditions d’admissibilité pour les produits figurant déjà sur cette liste. Cette faculté d’exclure certains produits de l’achat à l’intervention est d’ailleurs explicitement prévue par le règlement de base.
La Cour refuse par ailleurs de tirer argument du fait que le Conseil a lui-même, dans d’autres dispositions, fixé des limites de poids. L’analyse de ces dispositions montre qu’elles constituaient des dérogations spécifiques à la liste générale des produits, ce qui n’était pas le cas en l’espèce. En validant l’action de la Commission, la Cour confirme qu’une délégation de pouvoirs d’exécution doit être interprétée largement, dès lors qu’elle est nécessaire à la réalisation des objectifs fixés par le Conseil et qu’elle s’inscrit dans le cadre procédural prévu. Une interprétation restrictive priverait cette délégation de l’essentiel de son effet utile.
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II. Un contrôle de légalité encadré par la marge d’appréciation de l’institution
Après avoir confirmé la compétence de la Commission, la Cour examine la conformité de la mesure aux principes de proportionnalité et de non-discrimination (A), ainsi qu’à ceux de la protection de la confiance légitime et du droit de propriété (B), en tenant compte du large pouvoir d’appréciation dont disposent les institutions dans le domaine économique.
A. L’application mesurée des principes de proportionnalité et de non-discrimination
La Cour rappelle que le contrôle judiciaire d’un acte impliquant des choix économiques complexes doit se limiter à l’examen d’une éventuelle erreur manifeste d’appréciation. En l’espèce, elle estime que la Commission n’a pas commis une telle erreur en considérant que la surproduction était en partie due à l’alourdissement des carcasses et que la limitation de leur poids était une mesure appropriée pour réduire les achats à l’intervention. La Cour juge que la mesure n’est pas manifestement inappropriée pour atteindre l’objectif de réduction de la surproduction et de réorientation de la production. Elle écarte également l’existence de mesures alternatives moins contraignantes, notant que celles-ci risqueraient d’entraîner une « spirale à la baisse des prix de marché ».
S’agissant du principe de non-discrimination, la Cour rejette l’argument selon lequel la mesure pénaliserait injustement les producteurs de certains États membres spécialisés dans les races lourdes. Elle affirme que dans la poursuite des objectifs de la politique agricole commune, « tous les producteurs communautaires doivent, quel que soit l’État membre dans lequel ils sont établis, assumer, de façon solidaire et égalitaire, les conséquences des décisions » prises pour faire face à un déséquilibre du marché. Le fait que la mesure s’applique uniformément à tous les opérateurs sur le territoire de la Communauté suffit à garantir l’égalité de traitement.
B. Le respect de la confiance légitime et du droit de propriété
La Cour écarte également le moyen tiré de la violation du principe de protection de la confiance légitime. Elle rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle les opérateurs économiques ne peuvent avoir une confiance légitime dans le maintien d’une situation existante, surtout dans un domaine comme celui des organisations communes de marchés, sujet à de constantes adaptations. Les producteurs ne sauraient donc « invoquer un droit acquis au maintien d’un avantage » résultant d’un mécanisme d’intervention. De plus, la Cour note que la Commission a prévu une introduction graduelle de la mesure, ce qui a permis aux producteurs d’adapter leur production et démontre une prise en compte de leurs attentes.
Enfin, le moyen tiré d’une atteinte au droit de propriété est rapidement rejeté. La Cour observe que la réglementation contestée n’exproprie pas les producteurs ni ne les prive de la jouissance de leurs biens. En effet, si la mesure « empêche les producteurs de présenter certaines carcasses à l’intervention, elle ne les empêche nullement de disposer librement de leurs produits » en les vendant sur le marché libre. L’accès au mécanisme d’intervention n’est qu’une possibilité d’écoulement offerte par la politique agricole, et non un attribut du droit de propriété. La mesure ne constitue donc pas une restriction disproportionnée à ce droit.