Par un arrêt rendu en sa cinquième chambre, la Cour de justice des Communautés européennes est venue préciser la méthode de qualification des activités professionnelles pour la détermination de la législation de sécurité sociale applicable à un travailleur se déplaçant au sein de la Communauté. En l’espèce, un ressortissant français, résidant en France, exerçait des fonctions de dirigeant dans des sociétés établies à la fois sur le territoire français et sur le territoire belge. Un organisme de sécurité sociale belge, considérant que cette personne exerçait une activité non salariée en Belgique, l’a assignée en paiement de cotisations sociales pour la période de 1982 à 1986.
La procédure a révélé une divergence d’interprétation des règles de conflit de lois prévues par le règlement (CEE) n° 1408/71. L’organisme social belge soutenait que le travailleur, étant assujetti en France au régime général de la sécurité sociale en tant que salarié, et exerçant en Belgique une activité de mandataire social considérée comme indépendante, relevait d’une situation de cumul d’activités. En application de l’article 14 quater du règlement, il devait donc être soumis à la législation de chacun des deux États pour l’activité y étant exercée. À l’inverse, le travailleur prétendait que la nature de son activité de dirigeant était intrinsèquement non salariée dans les deux pays, indépendamment de son affiliation au régime des salariés en France. Il estimait en conséquence que l’article 14 bis, paragraphe 2, du règlement devait s’appliquer, désignant comme seule applicable la législation de son État de résidence, c’est-à-dire la France. Face à cette difficulté, le tribunal du travail de Tournai a saisi la Cour de justice d’une question préjudicielle.
Le problème de droit soumis à la Cour consistait à déterminer si les notions d’« activité salariée » et d’« activité non salariée », au sens des articles 14 bis et 14 quater du règlement n° 1408/71, devaient être interprétées de manière autonome en se référant aux critères du droit du travail, tel le lien de subordination, ou si elles renvoyaient à la qualification retenue par la législation de sécurité sociale de l’État membre sur le territoire duquel l’activité est exercée.
La Cour de justice a répondu que la qualification de l’activité dépendait exclusivement du droit de la sécurité sociale de l’État membre concerné. Elle énonce clairement que pour l’application des articles en cause, « il convient d’entendre par «activité salariée» et «activité non salariée» les activités qui sont considérées comme telles pour l’application de la législation de sécurité sociale de l’État membre sur le territoire duquel ces activités sont exercées ». Cette solution consacre une méthode de qualification pragmatique, dont il convient d’analyser la logique (I) avant d’en apprécier la portée pour la coordination des systèmes de sécurité sociale (II).
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**I. L’affirmation d’une qualification par renvoi au droit de la sécurité sociale**
La Cour de justice établit une méthode claire en privilégiant une interprétation systémique du règlement (B), ce qui la conduit à écarter une définition fondée sur le droit du travail (A).
**A. Le rejet d’une qualification fondée sur les critères du droit du travail**
L’un des arguments soulevés par les parties consistait à proposer une qualification de l’activité basée sur les concepts du droit du travail, principalement sur l’existence ou non d’un lien de subordination. Selon cette approche, une activité de mandataire social, exercée en toute indépendance, devrait être qualifiée de « non salariée » même si le droit national de la sécurité sociale l’assimile à une activité salariée pour les besoins de l’affiliation. Une telle interprétation aurait conduit à créer une définition communautaire autonome de l’activité professionnelle, déconnectée des conditions d’assujettissement propres à chaque État membre.
Cependant, la Cour écarte cette logique. Elle rappelle implicitement que le règlement n° 1408/71 a pour objet la coordination des systèmes nationaux de sécurité sociale et non leur harmonisation. Adopter une définition unique fondée sur le droit du travail aurait contredit ce principe, en imposant aux États membres une qualification qui pourrait être étrangère à leur propre système de protection sociale. La Cour refuse ainsi de s’engager dans une analyse de la nature intrinsèque de l’activité, préférant une approche qui respecte les choix opérés par les législateurs nationaux en matière d’assujettissement.
**B. La consécration d’une interprétation cohérente avec le champ d’application du règlement**
La Cour fonde sa décision sur une lecture logique et cohérente des dispositions du règlement. Elle relève que le champ d’application personnel de cet instrument, défini à l’article 2, vise les « travailleurs salariés ou non salariés » qui sont soumis à la législation d’un État membre. Or, l’article 1er, sous a), du règlement définit ces termes en renvoyant explicitement à la qualité de personne assurée, à titre obligatoire ou facultatif, au titre d’un régime de sécurité sociale national. Le statut de travailleur au sens du règlement découle donc directement de l’affiliation à un régime national.
Pour la Cour, il est logique que les règles de conflit de lois du titre II, qui déterminent la législation applicable à ces mêmes travailleurs, utilisent les mêmes notions. Bien que les articles 14 bis et 14 quater mentionnent l’« activité salariée » et l’« activité non salariée » plutôt que le « travailleur », la Cour estime que ces termes doivent être interprétés à la lumière des définitions de l’article 1er. Elle juge qu’« une interprétation logique et cohérente du champ d’application personnel du règlement et du système de règles de conflit de lois qu’il met en place commande d’interpréter les notions en cause du titre II du règlement à la lumière des définitions de son article 1er, sous a) ». En conséquence, la qualification de l’activité suit celle de l’affiliation.
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**II. La portée de la solution pour la coordination des régimes de sécurité sociale**
Cette décision renforce la sécurité juridique dans l’application des règles de conflit de lois (A) et clarifie la distinction entre le statut social et le statut professionnel du travailleur migrant (B).
**A. Le renforcement de la sécurité juridique et du pragmatisme**
La solution retenue par la Cour présente une valeur pratique considérable. En liant la qualification de l’activité à l’état du droit de la sécurité sociale de l’État membre de l’emploi, elle fournit aux institutions nationales et aux justiciables un critère simple et objectif. Il suffit de vérifier si l’activité exercée sur un territoire donné entraîne l’affiliation à un régime de travailleurs salariés ou de non-salariés selon la législation de cet État. Cette méthode évite des analyses factuelles complexes et potentiellement divergentes sur l’existence d’un lien de subordination, qui pourraient varier d’une juridiction à l’autre.
Cette approche garantit la prévisibilité et prévient les situations de vide juridique ou de double assujettissement non prévu par le règlement. Elle assure que toute personne relevant du champ d’application du règlement, parce qu’elle est assurée à un régime national, verra sa situation traitée par les règles de conflit de lois. La Cour privilégie ainsi une application mécanique et certaine du droit de la coordination, ce qui est essentiel pour garantir la libre circulation des personnes.
**B. La dissociation consacrée entre la qualification sociale et la qualification en droit du travail**
La portée de cet arrêt réside dans la confirmation nette de l’autonomie du droit de la sécurité sociale par rapport au droit du travail dans le contexte de la coordination européenne. La Cour admet qu’une personne puisse être considérée comme exerçant une « activité salariée » pour les besoins de la sécurité sociale, alors même qu’elle ne serait pas qualifiée de salariée au sens du droit du travail. Cette situation est fréquente pour les mandataires sociaux dans certains États membres, qui sont affiliés au régime général des salariés pour des raisons de politique sociale, sans pour autant être liés par un contrat de travail.
Cet arrêt constitue une décision de principe qui a durablement fixé l’interprétation des règles de conflit de lois du règlement n° 1408/71, et dont la logique a été maintenue par le règlement (CE) n° 883/2004 qui lui a succédé. En refusant de créer une notion supranationale de l’activité professionnelle, la Cour respecte la diversité des systèmes nationaux de protection sociale tout en assurant l’effectivité de leur coordination. La solution garantit ainsi que le statut social d’un travailleur, tel que défini par une législation nationale, est le seul critère pertinent pour déterminer la loi qui lui sera applicable.