Par un arrêt du 21 septembre 2000, la Cour de justice des Communautés européennes s’est prononcée sur les garanties procédurales offertes aux plaignants dans le cadre d’une procédure administrative en matière de concurrence. La décision portait sur l’étendue des pouvoirs de la Commission européenne lorsqu’elle envisage de classer une plainte. Une association coopérative, gérant des ventes aux enchères de produits horticoles, imposait aux opérateurs économiques établis dans son enceinte une réglementation complexe. Cette réglementation incluait une redevance générale d’utilisation ainsi que des contrats commerciaux spécifiques, offrant des conditions tarifaires plus avantageuses à certains distributeurs en échange, prétendument, d’obligations particulières. Plusieurs grossistes et une association professionnelle, s’estimant lésés par ce système qu’ils jugeaient anticoncurrentiel, déposèrent des plaintes auprès de la Commission.
Dans le cadre de l’instruction, la Commission notifia aux plaignants, par une lettre du 5 août 1992, son intention de ne pas donner une suite favorable à leurs plaintes concernant les contrats commerciaux et certains autres accords. Conformément à l’article 6 du règlement n° 99/63/CEE, elle leur impartit un délai de quatre semaines pour présenter leurs observations. La réponse des plaignants, confirmant leur volonté de maintenir les plaintes, ne parvint à la Commission que plusieurs mois après l’expiration de ce délai. Invoquant des difficultés particulières, notamment la grave maladie de leur conseil, ils sollicitèrent une prolongation du délai. Le 20 décembre 1993, la Commission répondit que le délai était expiré et qu’un examen provisoire des informations fournies n’avait pas justifié une intervention de sa part, classant ainsi de fait le dossier. Les plaignants introduisirent un recours en annulation contre cette décision de classement devant le Tribunal de première instance. Par un arrêt du 14 mai 1997, le Tribunal annula la décision de la Commission, la jugeant recevable au motif que des circonstances particulières pouvaient justifier le retard de la réponse et entachée d’une erreur d’appréciation sur le fond. L’association coopérative forma alors un pourvoi devant la Cour de justice, contestant tant la recevabilité du recours en première instance que l’analyse de fond du Tribunal.
La question de droit soumise à la Cour de justice était double. Il s’agissait d’abord de déterminer si le dépassement par un plaignant du délai imparti par la Commission pour répondre à une communication au titre de l’article 6 du règlement n° 99/63 entraîne automatiquement le classement de sa plainte, ou si des circonstances particulières peuvent faire obstacle à une telle conséquence. Il s’agissait ensuite, dans le cadre de l’examen du pourvoi, de rappeler la distinction entre les moyens portant sur une violation de règles de droit, seuls recevables, et ceux relatifs à l’appréciation des faits, qui relèvent de la compétence exclusive du Tribunal.
La Cour de justice rejette le pourvoi. Elle valide l’approche du Tribunal en considérant qu’il a « correctement mis en balance les exigences d’une bonne administration et de la sécurité juridique, d’une part, et celles de la sauvegarde des garanties procédurales offertes aux plaignantes, d’autre part ». Elle estime que des circonstances particulières peuvent effectivement interdire à la Commission de classer une plainte malgré le non-respect d’un délai qu’elle a elle-même fixé. La Cour écarte par ailleurs les autres moyens soulevés par la requérante, au motif qu’ils tendaient à une réappréciation des faits ou qu’ils étaient présentés pour la première fois au stade du pourvoi, ce qui les rendait irrecevables. L’analyse de la Cour conforte ainsi une lecture souple des règles procédurales au bénéfice des droits de la défense (I), tout en réaffirmant fermement la nature et les limites du contrôle qu’elle exerce dans le cadre d’un pourvoi (II).
I. La consécration d’une approche flexible des délais procéduraux au profit des plaignants
La Cour de justice, en confirmant l’arrêt du Tribunal de première instance, établit que le respect des délais fixés par la Commission dans le cadre de l’instruction d’une plainte ne saurait être analysé de manière purement mécanique. Elle valide l’idée que les garanties procédurales priment sur un formalisme excessif (A), consacrant ainsi la notion de « circonstances particulières » comme un correctif indispensable à la rigueur des délais (B).
A. La primauté des garanties procédurales sur le formalisme administratif
La décision de la Cour repose sur une mise en balance fondamentale entre deux impératifs. D’un côté, les principes de bonne administration et de sécurité juridique militent pour une application stricte des délais, afin d’assurer l’efficacité de l’action de la Commission et de ne pas laisser les entreprises visées par une plainte dans une incertitude prolongée. De l’autre, la sauvegarde des droits procéduraux des plaignants, qui inclut le droit d’être entendu, exige de ne pas les priver de la possibilité de défendre leur cause pour un simple manquement formel. En l’espèce, la Cour approuve le Tribunal d’avoir fait prévaloir la seconde considération.
Elle entérine le raisonnement selon lequel le silence d’un plaignant à l’expiration du délai fixé dans une communication au titre de l’article 6 du règlement n° 99/63 ne crée pas une présomption irréfragable de son consentement au classement de l’affaire. Comme le souligne la Cour, le Tribunal a jugé à bon droit « qu’il ne serait pas compatible avec le principe du respect des droits de la défense que la Commission puisse classer la plainte si des circonstances particulières peuvent légitimement expliquer le dépassement d’un délai que la Commission a fixé elle-même ». Cette solution souligne que la procédure administrative n’est pas une fin en soi mais un instrument au service de la protection des droits que le traité confère aux particuliers. Le classement d’une plainte, acte qui met fin à l’instruction et prive le plaignant d’une décision formelle sur le fond, ne peut donc résulter d’une application aveugle d’une règle procédurale.
B. La légitimation des « circonstances particulières » comme tempérament à la rigueur des délais
La force de l’arrêt réside dans la validation par la Cour de la méthode employée par le Tribunal pour identifier l’existence de circonstances particulières. Le Tribunal avait retenu un faisceau d’indices : le fait que le délai expirait durant une période de vacances, la constance avec laquelle les plaignantes avaient maintenu leurs plaintes pendant plusieurs années, et enfin, la maladie grave de leur avocat. La Cour de justice considère que c’est « à juste titre que le Tribunal a jugé que des circumstances telles que celles de l’espèce constituaient des circonstances particulières pouvant légitimement expliquer le dépassement du délai ».
Cette approche pragmatique confère à la Commission l’obligation d’adopter une attitude diligente et de ne pas se borner à un constat passif de l’expiration du délai. Avant de conclure au classement d’une plainte, il lui appartient d’apprécier le contexte global du dossier, et notamment le comportement antérieur du plaignant. Le fait que les plaignants avaient, de manière répétée, insisté pour obtenir une décision formelle et avaient même introduit d’autres recours connexes démontrait leur intention non équivoque de poursuivre la procédure. La Cour sanctionne ainsi la Commission pour ne pas avoir pris contact avec les plaignantes avant de considérer leurs plaintes comme classées. Cette solution renforce la sécurité juridique pour les plaignants en les protégeant contre une perte abrupte de leurs droits procéduraux.
Après avoir ainsi validé l’analyse du Tribunal sur la recevabilité du recours, la Cour de justice se penche sur les moyens de fond, ce qui lui donne l’occasion de rappeler de manière pédagogique les règles strictes qui encadrent sa propre compétence en matière de pourvoi.
II. Le rappel rigoureux de la portée limitée du contrôle juridictionnel au stade du pourvoi
La seconde partie de l’arrêt est une illustration classique de l’office du juge de cassation en droit de l’Union. La Cour rejette l’ensemble des moyens de fond présentés par l’association coopérative en se fondant sur deux motifs d’irrecevabilité distincts mais complémentaires : l’interdiction de soulever des moyens nouveaux au stade du pourvoi (A) et le cantonnement de son contrôle aux seules questions de droit, à l’exclusion de toute appréciation des faits (B).
A. L’irrecevabilité des moyens présentés pour la première fois devant la Cour
La Cour de justice écarte l’un des moyens de la requérante en relevant qu’il n’avait pas été débattu devant les premiers juges. Elle rappelle avec fermeté sa jurisprudence constante selon laquelle « permettre à une partie de soulever pour la première fois devant la Cour un moyen qu’elle n’a pas soulevé devant le Tribunal reviendrait à l’autoriser à saisir la Cour, dont la compétence en matière de pourvoi est limitée, d’un litige plus étendu que celui dont a eu à connaître le Tribunal ». Cette règle vise à garantir la fonction même du pourvoi, qui n’est pas une nouvelle instance mais une voie de recours extraordinaire destinée à contrôler la correcte application du droit par le Tribunal de première instance.
Admettre des moyens nouveaux reviendrait à transformer la Cour en un second juge du fond et à priver les autres parties de leur droit à un double degré de juridiction sur ce point précis. Le raisonnement est implacable et traduit une volonté de préserver la structure juridictionnelle de l’Union. En l’espèce, la question de savoir si la différence de traitement résultait d’un accord entre entreprises ou d’une décision unilatérale de la requérante n’ayant pas été tranchée par le Tribunal, elle ne pouvait être examinée par la Cour. Cette orthodoxie procédurale assure la cohérence et la prévisibilité du système de recours.
B. La stricte distinction entre l’appréciation des faits et la violation de règles de droit
La majorité des arguments soulevés par la requérante au pourvoi sont rejetés au motif qu’ils visent en réalité à contester l’appréciation des faits à laquelle le Tribunal de première instance s’est livré. La requérante tentait de démontrer qu’il n’existait pas de discrimination, que les charges des uns et des autres étaient différentes, ou que les titulaires de contrats commerciaux assumaient bien des obligations spécifiques. Or, de telles argumentations relèvent de l’analyse factuelle du litige. La Cour se borne à rappeler le principe cardinal qui gouverne le pourvoi, tel qu’il résulte des articles 225 CE et 51 du statut de la Cour : « le pourvoi ne peut s’appuyer que sur des moyens portant sur la violation de règles de droit, à l’exclusion de toute appréciation des faits ».
Le Tribunal est seul souverain pour constater et apprécier les faits, sauf cas d’inexactitude matérielle résultant de manière manifeste des pièces du dossier. En refusant de réexaminer si les titulaires des contrats commerciaux étaient ou non privilégiés, ou si leurs obligations justifiaient une différence de traitement, la Cour ne fait qu’appliquer cette répartition des compétences. Elle ne se prononce pas sur le bien-fondé de l’analyse du Tribunal, mais sur sa nature. Puisque le Tribunal a opéré une appréciation factuelle sans commettre d’erreur matérielle manifeste, son jugement sur ce point est définitif. La Cour réaffirme ainsi son rôle de juge du droit, garant de l’unité et de la cohérence de l’ordre juridique de l’Union, sans se substituer au juge du fond dans sa mission première d’examen des éléments concrets de chaque espèce.