Arrêt de la Cour (cinquième chambre) du 4 mai 1993. – Federación de Distribuidores Cinematográficos contre Estado Español et Unión de Productores de Cine y Televisión. – Demande de décision préjudicielle: Tribunal Supremo – Espagne. – Réglementation nationale visant à favoriser la distribution de films nationaux. – Affaire C-17/92.

Par un arrêt du 4 mai 1993, la Cour de justice des Communautés européennes, saisie d’une question préjudicielle par le Tribunal Supremo espagnol, s’est prononcée sur la compatibilité d’une réglementation nationale avec les dispositions du traité relatives à la libre prestation de services. En l’espèce, une législation espagnole subordonnait l’octroi de licences pour le doublage de films originaires de pays tiers à l’obligation pour les entreprises de distribution de conclure au préalable un contrat assurant la distribution d’un film espagnol. Une fédération professionnelle de distributeurs cinématographiques a contesté cette réglementation devant les juridictions nationales, arguant de son caractère protectionniste et discriminatoire, contraire aux règles communautaires sur la libre circulation. Le Tribunal Supremo, constatant qu’un problème d’interprétation du droit communautaire était soulevé, a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour de justice une question préjudicielle. Il s’agissait de déterminer si le droit communautaire s’oppose à un système national qui lie l’octroi de licences de doublage de films de pays tiers à l’engagement de distribuer un film national. La Cour de justice a répondu que les dispositions du traité relatives à la libre prestation des services interdisent une telle réglementation, en ce qu’elle réserve l’octroi de ces licences aux distributeurs qui s’engagent à assurer la distribution de films nationaux. L’arrêt définit ainsi la mesure comme une restriction discriminatoire à la libre prestation de services (I), avant de rejeter les justifications avancées pour son maintien (II).

I. La caractérisation d’une restriction à la libre prestation de services

La Cour examine d’abord la nature de l’activité en cause pour la soumettre au régime juridique adéquat, ce qui la conduit à constater l’existence d’une restriction discriminatoire. L’analyse porte donc sur le champ d’application de la liberté concernée (A) avant d’identifier les effets restrictifs de la mesure nationale (B).

A. L’application du régime de la libre prestation de services à la distribution cinématographique

Pour apprécier la compatibilité du système espagnol avec le droit communautaire, la Cour devait en premier lieu déterminer quelle liberté fondamentale était en jeu. Le litige concernait la distribution de films, une activité qui peut impliquer à la fois des marchandises, les supports physiques des œuvres, et des services, les droits d’exploitation. La juridiction de renvoi avait d’ailleurs visé les articles 30 et suivants du traité relatifs à la libre circulation des marchandises. Cependant, la Cour écarte cette qualification pour se concentrer sur celle de prestation de services. Elle s’appuie sur une jurisprudence antérieure pour affirmer que la commercialisation de films, via l’octroi de licences de représentation, constitue une prestation de services au sens du traité. Elle juge que « l’exploitation de films en salle ou à la télévision implique que l’auteur puisse subordonner à son autorisation toute projection publique de l’oeuvre et que la commercialisation de films par cette voie, qui comporte l’octroi de licences de représentation, est une activité qui relève de la libre prestation des services ». La Cour constate ensuite que cette prestation de services revêt un caractère transfrontalier et onéreux, conditions nécessaires à l’application de l’article 59 du traité. Les producteurs et les distributeurs étant établis dans des États membres différents et les distributeurs rétrocédant une partie de leurs recettes aux producteurs, le service est fourni contre rémunération. Cette qualification est déterminante, car elle oriente l’ensemble du raisonnement juridique vers l’analyse des entraves spécifiques à cette liberté.

B. L’identification d’une mesure discriminatoire au détriment des producteurs communautaires

Une fois l’activité qualifiée de service, la Cour examine si la réglementation espagnole constitue une restriction à la libre prestation de celui-ci. Elle rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle l’article 59 du traité implique l’élimination de toute discrimination à l’encontre d’un prestataire en raison de sa nationalité ou de son lieu d’établissement. En l’espèce, le mécanisme lie l’accès à une activité économique prisée, le doublage de films de pays tiers très populaires, à la distribution d’un film espagnol. La Cour relève que ce système avantage directement les producteurs nationaux en leur garantissant la distribution de leurs œuvres et les revenus qui en découlent. Inversement, les producteurs établis dans d’autres États membres sont désavantagés, car la distribution de leurs films en Espagne reste soumise au seul choix des distributeurs, sans bénéficier d’un tel mécanisme de soutien. La Cour en conclut que cette obligation « comporte donc un effet protecteur en faveur des entreprises de production de films espagnols et défavorise dans la même mesure des entreprises du même type établies dans d’autres États membres ». La mesure est donc discriminatoire, car elle crée une distorsion de concurrence fondée sur l’origine nationale des films. En tant que mesure discriminatoire, sa compatibilité avec le traité ne peut être admise que si elle relève d’une dérogation expresse, ce que la Cour va examiner et finalement écarter.

II. Le rejet des justifications fondées sur des objectifs économiques et culturels

Le gouvernement espagnol a tenté de justifier la mesure protectionniste en invoquant des objectifs tant économiques que culturels. La Cour de justice va cependant rejeter successivement ces deux arguments, en appliquant une interprétation stricte des dérogations autorisées par le traité. Elle écarte ainsi l’argument économique (A) comme la justification d’ordre culturel (B).

A. L’irrecevabilité de la justification tirée d’un objectif économique

La Cour analyse d’abord la finalité économique de la mesure litigieuse. Elle constate que le système vise à assurer des recettes suffisantes aux producteurs nationaux en garantissant la distribution d’un nombre important de films espagnols. Il s’agit donc bien d’un objectif de nature économique. Or, la Cour rappelle une règle fermement établie dans sa jurisprudence : les réglementations nationales qui opèrent une discrimination ne peuvent être justifiées que par les dispositions dérogatoires expresses de l’article 56 du traité, auquel renvoie l’article 66. Ces dérogations sont limitées à des raisons d’ordre public, de sécurité publique et de santé publique. La Cour réaffirme avec force que « des objectifs de nature économique ne peuvent constituer des raisons d’ordre public au sens de cet article ». Le but de soutenir une industrie nationale, même en difficulté, ne peut donc légitimer une entrave discriminatoire à la libre prestation de services. La Cour conclut logiquement que « le lien entre l’octroi des licences de doublage de films en provenance de pays tiers et la distribution des films nationaux poursuit un objectif de nature purement économique qui ne constitue pas une raison d’ordre public au sens de l’article 56 du traité ». Cette position rigoureuse confirme l’imperméabilité du marché intérieur aux mesures protectionnistes déguisées en politiques industrielles.

B. Le refus d’admettre une justification d’ordre culturel

Face à la prévisibilité du rejet de l’argument économique, le gouvernement espagnol a subsidiairement invoqué un objectif culturel, à savoir la protection de la production cinématographique nationale. Cet argument est plus subtil, car la politique culturelle bénéficie d’une certaine considération dans l’ordre juridique communautaire. Néanmoins, la Cour l’écarte également, en se fondant sur un double motif. D’une part, elle observe de manière formelle que la politique culturelle ne figure pas parmi les justifications énumérées à l’article 56 du traité. Cette interprétation littérale des dérogations témoigne de leur caractère strict. D’autre part, et de manière plus substantielle, la Cour procède à une analyse de la proportionnalité et de la pertinence de la mesure par rapport à l’objectif affiché. Elle relève que la réglementation espagnole favorise la distribution de films nationaux « quel que soit leur contenu ou leur qualité ». Une telle mesure, par son caractère général et non sélectif, n’est pas apte à garantir une véritable promotion culturelle. Elle s’apparente davantage à un soutien économique indifférencié qu’à une politique culturelle ciblée. La Cour refuse ainsi de reconnaître la validité d’une justification culturelle lorsque la mesure en cause n’est pas spécifiquement conçue pour atteindre un tel objectif et produit principalement des effets économiques.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

Avocat au Barreau de Paris • Droit Pénal & Droit du Travail

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