Par un arrêt rendu dans l’affaire C-119/97 P, la Cour de justice des Communautés européennes annule un arrêt du Tribunal de première instance qui avait validé la décision de la Commission de rejeter une plainte en matière de concurrence. Cette décision, particulièrement éclairante, précise les contours de l’obligation de la Commission d’enquêter sur des pratiques anticoncurrentielles, même lorsque celles-ci ont apparemment cessé, et rappelle au juge communautaire l’étendue de ses devoirs en matière d’instruction.
Des entreprises du secteur du courrier express ainsi qu’un syndicat professionnel avaient déposé une plainte auprès de la Commission, alléguant qu’un opérateur postal national avait abusé de sa position dominante en octroyant une assistance logistique et commerciale à sa filiale, faussant ainsi la concurrence sur le marché du courrier rapide international. Après une première décision de rejet annulée pour des motifs de procédure, la Commission rejeta de nouveau la plainte par une décision du 30 décembre 1994, arguant cette fois d’un défaut d’intérêt communautaire à poursuivre l’instruction de l’affaire. Elle justifiait sa position par le fait que les problèmes de concurrence soulevés avaient été résolus par une décision antérieure relative à une opération de concentration, et que l’examen d’infractions passées ne servait que les intérêts individuels des plaignants. Saisi d’un recours en annulation contre cette décision de rejet, le Tribunal de première instance, par un arrêt du 15 janvier 1997, rejeta les arguments des requérants. Le Tribunal considéra que la Commission était en droit de conclure à un défaut d’intérêt communautaire, notamment parce que les pratiques dénoncées avaient cessé et que l’instruction d’infractions révolues ne correspondait plus à la mission de la Commission. Les requérants formèrent alors un pourvoi devant la Cour de justice, contestant l’appréciation du Tribunal tant sur le fond du droit de la concurrence que sur des aspects procéduraux.
Il était ainsi demandé à la Cour de justice de déterminer si la simple cessation des pratiques litigieuses suffisait à justifier un classement de la plainte pour défaut d’intérêt communautaire, sans examen des effets persistants de ces pratiques. Secondairement, la Cour était invitée à se prononcer sur l’obligation pour le juge d’ordonner la production de pièces potentiellement pertinentes pour la solution du litige.
À ces questions, la Cour de justice répond par l’affirmative en annulant l’arrêt du Tribunal. Elle juge que le Tribunal a commis une erreur de droit en validant l’approche de la Commission. La Cour estime que la mission de surveillance de la Commission ne s’éteint pas avec la fin des agissements anticoncurrentiels si leurs effets sur la structure du marché perdurent. De plus, elle censure le Tribunal pour ne pas avoir exercé ses pouvoirs d’instruction en refusant d’ordonner la production d’un document qui semblait pertinent.
Il convient d’analyser dans un premier temps la redéfinition par la Cour du contrôle de l’intérêt communautaire (I), avant d’examiner dans un second temps la censure de l’office du juge dans l’administration de la preuve (II).
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I. Une conception extensive de l’intérêt communautaire face aux infractions passées
La Cour de justice clarifie la notion d’intérêt communautaire en matière de concurrence, s’opposant à une interprétation qui permettrait à la Commission de se désengager trop aisément de ses obligations. Elle rejette l’idée que la cessation des pratiques suffit à clore un dossier (A) et rappelle avec force l’impératif d’analyser la persistance de leurs effets anticoncurrentiels (B).
A. Le rejet du simple critère de la cessation des pratiques anticoncurrentielles
Le Tribunal de première instance avait admis que la Commission pouvait légitimement classer une plainte dès lors que les pratiques dénoncées avaient pris fin, considérant que l’objectif de rétablissement d’une concurrence non faussée était atteint. Selon cette logique, une enquête sur des faits passés ne servirait qu’à faciliter une action en dommages-intérêts devant les juridictions nationales, ce qui ne relèverait pas de la fonction première de la Commission.
La Cour de justice censure fermement ce raisonnement. Elle juge que le Tribunal a « retenu une conception erronée de la mission de la Commission ». Le simple fait que des agissements prétendument contraires au traité aient cessé ne constitue pas un motif suffisant pour clore une plainte pour défaut d’intérêt communautaire. En effet, la mission de la Commission, telle que définie par le traité, est de veiller au maintien d’un régime de concurrence non faussé, ce qui implique non seulement de mettre fin aux infractions, mais aussi de remédier aux distorsions de marché qu’elles ont pu engendrer. La Cour souligne que la Commission ne peut se décharger de son devoir d’enquête sur cette seule base, sans une analyse plus approfondie de la situation du marché.
B. L’affirmation de l’obligation d’examiner la persistance des effets anticoncurrentiels
En conséquence directe du rejet du critère de la cessation des pratiques, la Cour impose à la Commission une obligation d’examen plus rigoureuse. Elle énonce clairement que la Commission doit vérifier « que des effets anticoncurrentiels ne persistaient pas et que, le cas échéant, la gravité des atteintes alléguées à la concurrence ou la persistance de leurs effets n’étaient pas de nature à conférer à cette plainte un intérêt communautaire ».
Cette précision est fondamentale. Elle distingue la cause, c’est-à-dire la pratique anticoncurrentielle, de ses conséquences, à savoir les effets structurels sur le marché. Des subventions croisées, même interrompues, peuvent par exemple avoir permis à une entreprise de conquérir une part de marché significative et d’évincer des concurrents, altérant durablement la concurrence. La Cour affirme ainsi que la Commission demeure compétente « pour agir en vue de leur élimination ou de leur neutralisation ». En obligeant la Commission à évaluer la gravité et la durée des infractions ainsi que leur impact résiduel, la Cour renforce la protection des plaignants et limite le pouvoir discrétionnaire de la Commission dans la gestion de ses priorités. Le classement pour défaut d’intérêt communautaire ne peut être un outil de facilité, mais doit résulter d’une analyse circonstanciée de l’état réel de la concurrence.
Au-delà de cette clarification fondamentale sur la mission de la Commission, la Cour exerce également son contrôle sur les devoirs du juge de première instance lui-même, notamment quant à son rôle dans l’instruction des affaires.
II. La censure de la conception restrictive de l’office du juge en matière probatoire
La Cour de justice ne se limite pas à la question de fond relative au droit de la concurrence. Elle profite de ce pourvoi pour rappeler au juge communautaire l’étendue de ses pouvoirs et devoirs en matière d’instruction. Elle critique ainsi le refus du Tribunal d’ordonner une mesure d’instruction (A) pour consacrer une vision plus active de son rôle dans la manifestation de la vérité (B).
A. Le refus du Tribunal d’ordonner une mesure d’instruction sollicitée
Devant le Tribunal de première instance, les requérants avaient demandé la production d’une lettre interne à la Commission, dont ils avaient précisé l’auteur, le destinataire et la date, et qui était selon eux susceptible de prouver un détournement de pouvoir. Le Tribunal avait rejeté cette demande au motif que le document n’était pas versé au dossier et qu’aucun élément ne permettait d’en confirmer l’existence. Cette approche purement formaliste revenait à faire peser sur la seule partie requérante la charge de produire une pièce qui, par nature, n’était pas en sa possession.
La Cour de justice juge cette position erronée. Le Tribunal ne pouvait écarter la demande en se fondant sur de tels motifs. En présence d’une demande de production d’un document spécifiquement identifié et « apparemment pertinent pour la solution du litige », le juge ne saurait rester passif. Le fait que l’existence du document ne soit pas formellement prouvée par les requérants ne dispensait pas le Tribunal d’user de ses prérogatives pour lever l’incertitude.
B. Le devoir d’instruction positif du juge communautaire
En censurant le raisonnement du Tribunal, la Cour de justice promeut une conception active et inquisitoire de l’office du juge. Elle énonce qu’il appartenait au Tribunal, face à une telle demande, soit de faire droit à la demande de production de pièces afin de « lever l’incertitude qui pouvait exister quant à l’exactitude de ces allégations », soit « d’expliquer les raisons pour lesquelles un tel document ne pouvait, en tout état de cause et quel que soit son contenu, être pertinent pour la solution du litige ».
Ce faisant, la Cour rappelle que le juge n’est pas un simple arbitre qui se contente d’évaluer les preuves apportées par les parties. Il dispose de pouvoirs d’instruction qu’il doit mobiliser pour assurer la bonne administration de la justice et garantir le droit à un recours effectif. Refuser d’enquêter sur l’existence et le contenu d’une pièce potentiellement décisive, sans motiver en quoi elle serait de toute façon inopérante, constitue un manquement à ses obligations. Cette solution renforce les garanties procédurales offertes aux justiciables, en particulier dans les contentieux où existe une asymétrie d’information, comme c’est souvent le cas dans les litiges opposant des entreprises à la Commission.