Par un arrêt rendu sur renvoi préjudiciel du Bundesfinanzhof en date du 12 octobre 1994, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé l’interprétation des dispositions de la sixième directive en matière de taxe sur la valeur ajoutée. En l’espèce, un assujetti allemand avait réalisé des travaux d’aménagement dans un immeuble lui appartenant, avant de louer les locaux à usage commercial. Ayant opté pour l’assujettissement des loyers à la TVA, il a sollicité la déduction de la taxe payée en amont sur le coût des travaux. Lors d’un contrôle fiscal, l’administration lui a réclamé la production des factures originales correspondantes. L’assujetti n’ayant pu présenter que des copies pour une partie des dépenses engagées, l’administration a refusé la déduction de la taxe afférente.
La réclamation de l’assujetti ayant été rejetée, il a saisi le Finanzgericht, qui a confirmé la position de l’administration fiscale. Les juges du fond ont estimé que le droit à déduction était subordonné à la production de l’original de la facture, sauf à démontrer la perte de ce document, ce que le requérant n’avait pas fait. L’assujetti a alors formé un pourvoi en « Revision » devant le Bundesfinanzhof. Cette juridiction, constatant que le droit national ne réglait pas précisément les modalités de preuve du droit à déduction et s’interrogeant sur la notion de « facture » au sens de l’article 18, paragraphe 1, sous a), de la sixième directive, a décidé de surseoir à statuer. Elle a saisi la Cour de justice de plusieurs questions préjudicielles visant à déterminer si la notion de facture s’entendait du seul original et si la détention de ce document était une condition absolue de l’exercice du droit à déduction.
Le problème de droit soumis à la Cour consistait donc à définir les exigences formelles posées par le droit communautaire pour l’exercice et la justification du droit à déduction de la TVA. Il s’agissait de savoir si la possession de la facture originale constitue une condition substantielle et exclusive du droit à déduction, ou si d’autres documents peuvent en tenir lieu et si des preuves alternatives peuvent être admises en l’absence de l’original.
La Cour de justice répond en distinguant l’exercice du droit à déduction de son contrôle ultérieur. Elle juge que si l’exercice du droit à déduction est en principe lié à la possession d’une facture, les États membres sont compétents pour définir les documents pouvant en tenir lieu. Elle précise également que les États membres, dans le cadre de leur pouvoir de contrôle, peuvent exiger la présentation de l’original de la facture mais également admettre d’autres moyens de preuve lorsque l’assujetti ne détient plus cet original. La solution retenue consacre ainsi la compétence des États membres pour aménager les modalités de preuve du droit à déduction, tout en préservant l’effectivité de ce droit.
L’arrêt clarifie ainsi la portée des exigences formelles en matière de droit à déduction, en consacrant la double nature de la facture comme condition d’exercice du droit et comme instrument de preuve (I). Ce faisant, il opère une conciliation pragmatique entre le principe de neutralité de la taxe et les impératifs de contrôle des administrations nationales (II).
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I. La facture, condition formelle de l’exercice du droit et instrument de preuve
La Cour de justice établit une distinction fondamentale entre la détention d’une facture comme condition d’ouverture du droit à déduction (A) et la compétence laissée aux États membres pour définir la nature des documents probants et les modalités de leur contrôle (B).
A. L’exigence de détention d’une facture pour l’exercice du droit à déduction
Le système commun de la taxe sur la valeur ajoutée repose sur le mécanisme des déductions, qui vise à assurer la parfaite neutralité de l’impôt pour les assujettis. L’exercice de ce droit fondamental est néanmoins encadré par des conditions formelles prévues par la sixième directive. L’article 18, paragraphe 1, sous a), de cette directive dispose que l’assujetti doit, pour pouvoir exercer son droit, « détenir une facture établie conformément à l’article 22, paragraphe 3 ». La Cour confirme dans sa décision que cette détention constitue le préalable nécessaire à la déduction de la taxe.
Cependant, la Cour interprète cette exigence à la lumière de l’article 22, paragraphe 3, qui prévoit l’émission d’une « facture, ou un document en tenant lieu ». Cette formulation indique que le législateur communautaire n’a pas entendu consacrer un formalisme excessif. La Cour en déduit que l’exercice du droit à déduction n’est pas exclusivement subordonné à la possession du document original. Elle affirme ainsi que « l’exercice du droit à déduction est normalement lié à la possession de l’original de la facture ou du document qui, selon les critères fixés par l’État membre concerné, peut être considéré comme en tenant lieu ». Cette approche reconnaît que la réalité économique de la transaction doit primer, tout en maintenant une exigence formelle minimale pour l’ouverture du droit.
B. La compétence des États membres pour définir les documents tenant lieu de facture
L’apport essentiel de l’arrêt réside dans la clarification du rôle dévolu aux États membres dans la mise en œuvre de cette exigence formelle. La Cour s’appuie sur l’article 22, paragraphe 3, sous c), de la directive, qui confère explicitement aux États membres le pouvoir de « fixer les critères selon lesquels un document peut être considéré comme ‘tenant lieu de facture' ». Cette délégation de compétence est interprétée de manière large. Elle permet non seulement de reconnaître des documents alternatifs comme les copies ou les doubles, mais aussi de moduler les exigences en fonction des circonstances.
La Cour en conclut logiquement que ce pouvoir inclut celui de privilégier l’original comme document de référence. Un État membre est donc en droit de considérer qu’un document ne peut tenir lieu de facture lorsque l’original a bien été émis et que l’assujetti est censé le détenir. La solution finale adoptée par la Cour reflète cette autonomie : « les articles 18, paragraphe 1, sous a), et 22, paragraphe 3, de la sixième directive autorisent les États membres à entendre par ‘facture’ non seulement l’original, mais également tout autre document en tenant lieu qui répond aux critères fixés par ces mêmes États membres ». Cette reconnaissance de la compétence étatique pour définir les instruments de preuve initiaux permet d’adapter le système aux particularités des ordres juridiques nationaux, dans le respect des objectifs de la directive.
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II. La conciliation entre le principe de neutralité de la TVA et les prérogatives nationales de contrôle
Au-delà de la définition de la facture, la Cour se prononce sur l’étendue des pouvoirs de contrôle des États membres. Elle établit une distinction claire entre les conditions d’exercice du droit et les modalités de sa preuve a posteriori (A), reconnaissant aux États un pouvoir de contrôle souple mais rigoureux (B).
A. La distinction entre l’exercice du droit à déduction et sa preuve a posteriori
La Cour opère une dissociation analytique pertinente entre l’article 18 de la directive, qui régit l’exercice du droit à déduction, et l’article 22, qui concerne les obligations des assujettis et les prérogatives de contrôle de l’administration. Elle relève que « l’article 18 de la sixième directive ne traite, conformément à son intitulé, que de l’exercice du droit à déduction et ne régit pas la preuve de ce droit, après qu’il a été exercé par l’assujetti ». Cette distinction est fondamentale car elle permet de ne pas confondre la condition formelle initiale de détention d’un document avec les exigences probatoires lors d’un contrôle fiscal.
Les obligations relatives à la justification du droit relèvent donc des dispositions de l’article 22, notamment de son paragraphe 8, qui autorise les États membres à prévoir les obligations qu’ils jugent nécessaires « pour assurer l’exacte perception de la taxe et pour éviter la fraude ». En l’absence de règles communautaires spécifiques sur l’administration de la preuve, ce sont les États membres qui sont compétents pour fixer les règles relatives au contrôle et à la manière dont l’assujetti doit justifier son droit. La Cour légitime ainsi la démarche de l’administration nationale consistant à exiger la production de pièces justificatives dans le cadre d’une vérification.
B. La reconnaissance d’un pouvoir de contrôle souple mais rigoureux des États membres
Cette compétence reconnue aux États membres dans l’administration de la preuve n’est pas absolue. La Cour la tempère en veillant à ce que le formalisme n’entrave pas de manière disproportionnée le droit à déduction, qui est un principe cardinal du système de la TVA. Si un État membre peut légitimement exiger la production de l’original de la facture comme principal moyen de preuve, il doit également pouvoir admettre des preuves alternatives lorsque la production de cet original est impossible.
La Cour parachève son raisonnement en affirmant que les États membres ont le pouvoir « d’exiger la production de l’original de la facture pour justifier le droit à déduction, ainsi que celui d’admettre, lorsque l’assujetti ne le détient plus, d’autres preuves établissant que la transaction qui fait l’objet de la demande de déduction a effectivement eu lieu ». Cette solution équilibrée préserve l’effectivité du droit à déduction. Elle empêche qu’un assujetti de bonne foi, ayant réellement supporté la taxe en amont pour une opération économique avérée, ne se voie privé de son droit pour un simple motif formel, à condition qu’il puisse établir la réalité de la transaction par d’autres moyens jugés probants par l’autorité nationale. L’arrêt garantit de la sorte une juste conciliation entre la lutte contre la fraude et le respect du principe de neutralité de la TVA.