Dans un arrêt du 5 octobre 1988, la cinquième chambre de la Cour de justice des Communautés européennes a précisé les modalités de détermination d’une pratique de dumping et de constatation du préjudice en découlant. En l’espèce, une association de fabricants européens avait déposé une plainte auprès de la Commission, accusant plusieurs producteurs japonais de machines à écrire électroniques de vendre leurs produits dans la Communauté à des prix constitutifs d’un dumping. À la suite de l’enquête, un règlement du Conseil a institué un droit antidumping définitif de 21 % sur les importations d’une des entreprises japonaises concernées. Cette dernière a alors saisi la Cour de justice d’un recours en annulation contre ce règlement, contestant les méthodes de calcul de la marge de dumping ainsi que l’analyse du préjudice subi par l’industrie communautaire. La société requérante soutenait notamment que la valeur normale de ses produits avait été établie de manière erronée, en se fondant sur les prix de revente de sa filiale de distribution sur le marché japonais, et que la comparaison avec ses prix à l’exportation était faussée. Elle affirmait de surcroît que l’appréciation du préjudice était viciée, car les institutions avaient comparé les prix à l’importation non pas aux prix réels des producteurs communautaires, mais à des prix cibles reconstitués. Se posait alors la question de savoir si les institutions communautaires pouvaient, pour établir la valeur normale, retenir les prix de vente d’une société de distribution affiliée au producteur et si, pour mesurer le préjudice, elles pouvaient se référer à un niveau de prix théorique que l’industrie communautaire aurait dû atteindre en l’absence de dumping. La Cour de justice a rejeté l’ensemble des moyens soulevés et validé la démarche des institutions. Elle a jugé que le recours aux prix de la filiale de distribution était justifié par le fait que les deux sociétés formaient une entité économique unique. Elle a également admis la légalité de la méthode de calcul du préjudice fondée sur un prix communautaire reconstitué, considérant que les prix réels avaient déjà été artificiellement déprimés par la concurrence déloyale.
La solution retenue par la Cour de justice consacre une approche pragmatique et économique des règles antidumping, tant dans la détermination de l’existence d’une pratique de dumping (I) que dans l’appréciation de ses effets sur le marché communautaire (II).
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I. La consécration d’une approche économique dans la détermination de la marge de dumping
La Cour valide la méthodologie des institutions communautaires en écartant une interprétation formaliste des conditions de calcul de la valeur normale (A) et en consacrant la notion d’entité économique unique pour appréhender la structure commerciale du producteur (B).
A. Le rejet d’une conception formaliste de la valeur normale
La société requérante contestait la validité de la comparaison effectuée par les institutions en avançant que son marché intérieur n’était pas comparable au marché communautaire et que les ventes y étaient trop faibles pour être représentatives. Elle arguait notamment que les pratiques des principaux partenaires commerciaux de la Communauté, qui prévoyaient des seuils de représentativité plus élevés, auraient dû être suivies. La Cour écarte cet argument en soulignant l’autonomie du système juridique communautaire. Elle affirme que « l’attitude d’un de ses partenaires commerciaux, même important, ne suffit pas pour obliger la Communauté à procéder de la même manière ». Par cette formule, la Cour réaffirme que la réglementation antidumping communautaire possède ses propres critères et que les institutions ne sont pas liées par les pratiques administratives d’États tiers.
En outre, la Cour considère que l’existence d’un marché intérieur concurrentiel, même de taille réduite, suffit à rendre les prix qui y sont pratiqués comparables à ceux du marché communautaire. Le simple fait que des dizaines de milliers de machines soient vendues chaque année au Japon dans un contexte de vive compétition suffisait à établir une base valable pour la détermination de la valeur normale. Cette approche privilégie la réalité économique d’un marché fonctionnel sur des critères quantitatifs rigides. Elle permet ainsi d’éviter que des exportateurs ne puissent échapper à l’application des règles antidumping au seul motif que leur marché domestique est structurellement plus étroit que leurs marchés d’exportation.
B. L’assimilation de la filiale de distribution à une entité économique unique
Le producteur japonais reprochait aux institutions d’avoir calculé la valeur normale à partir des prix de revente de sa filiale de distribution japonaise, au lieu de construire cette valeur comme le prévoit le règlement de base lorsque les ventes entre parties liées ne se font pas au cours d’opérations commerciales normales. La Cour valide cependant le choix des institutions en développant un raisonnement fondé sur la réalité économique des relations entre les deux sociétés. Elle estime que le producteur et son distributeur affilié constituent en pratique une seule entité. Le juge relève que le producteur « contrôle économiquement » sa filiale de distribution et lui « confie des tâches qui relèvent normalement d’un département de vente interne ».
Dès lors, la Cour estime que « le partage des activités de production et de celles de vente à l’intérieur d’un groupe formé par des sociétés juridiquement distinctes ne saurait rien enlever au fait qu’il s’agit d’une entité économique unique ». Cette analyse permet de faire abstraction de la personnalité juridique distincte des deux sociétés pour considérer que les prix pratiqués par la filiale de distribution constituent en réalité les premiers prix de vente sur le marché intérieur au cours d’opérations commerciales normales. Cette solution, inspirée du droit de la concurrence, est d’une portée considérable. Elle empêche les groupes de sociétés de s’abriter derrière leur structure juridique pour occulter la véritable valeur normale de leurs produits et se soustraire à l’application effective des droits antidumping.
II. La consolidation du pouvoir d’appréciation des institutions dans la constatation du préjudice
Après avoir validé le calcul de la marge de dumping, la Cour confirme la large marge de manœuvre dont disposent les institutions pour évaluer le préjudice causé à l’industrie communautaire, que ce soit par l’utilisation d’une méthode de calcul adaptée (A) ou dans l’appréciation de l’intérêt d’agir de la Communauté (B).
A. La validation du calcul du préjudice par référence à un prix théorique
La requérante soutenait que la comparaison de prix visant à établir la sous-cotation préjudiciable devait se faire entre les prix à l’importation et les prix réels des produits communautaires. Or, les institutions avaient comparé les prix des produits importés à des « prix cibles », c’est-à-dire un niveau de prix reconstitué correspondant à celui que les producteurs communautaires auraient dû pouvoir pratiquer en l’absence de dumping, afin d’inclure un bénéfice raisonnable. La Cour approuve cette méthode en reconnaissant que les prix réels de l’industrie communautaire ne constituaient plus une référence valable. Elle constate que ces prix « avaient déjà subi des dépréciations depuis un certain temps, afin de pouvoir résister à la pression toujours croissante des importations japonaises ».
Dans ce contexte, la Cour juge que « la construction d’un prix à l’intérieur de la Communauté, tel qu’il aurait été s’il n’avait pas subi, pendant une longue période, une pression à la baisse du fait des importations japonaises, constitue la seule solution permettant de ne pas priver de signification la comparaison prévue » par le règlement. Cette interprétation téléologique de la loi est fondamentale, car elle garantit l’efficacité de l’instrument antidumping. Admettre une comparaison avec des prix déjà déprimés par le dumping reviendrait en effet à neutraliser la protection contre le préjudice, en particulier dans les cas où la pratique déloyale s’est installée sur une longue période. La Cour dote ainsi les institutions d’un outil d’analyse indispensable pour mener une enquête de préjudice pertinente.
B. L’affirmation d’une large marge d’appréciation dans la défense de l’intérêt communautaire
Enfin, le producteur japonais affirmait que l’institution d’un droit antidumping n’était pas dans l’intérêt de la Communauté, au motif que cette mesure protégeait des producteurs communautaires jugés peu efficients et laissait subsister la concurrence d’autres importations à bas prix mais ne faisant pas l’objet d’un dumping. La Cour rejette cet argument en rappelant que le but d’un droit antidumping n’est pas de protéger l’industrie communautaire de toute forme de concurrence, mais de la prémunir contre le préjudice spécifiquement causé par des pratiques de dumping. Elle affirme ainsi que « le fait, pour un producteur communautaire, d’éprouver des difficultés, dues également à des causes autres que le dumping, n’est pas une raison pour enlever à ce producteur toute protection contre le préjudice causé par le dumping ».
Cette position délimite clairement l’objet de la politique antidumping. Elle confirme également que l’appréciation de l’intérêt de la Communauté relève d’un examen économique complexe dans lequel les institutions disposent d’un large pouvoir d’appréciation. Il leur appartient de peser les différents intérêts en présence, y compris la nécessité de maintenir un certain niveau de concurrence sur le marché. En l’espèce, la protection accordée à l’industrie communautaire, même à ses membres les moins performants, n’a pas été jugée excessive, le niveau de profitabilité retenu pour construire les prix cibles étant resté modéré. La Cour confirme par là que la défense commerciale vise à restaurer des conditions de concurrence équitables, et non à garantir une rentabilité absolue à l’industrie protégée.