Par un arrêt rendu sur question préjudicielle, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé l’articulation entre les règles d’harmonisation relatives aux additifs alimentaires et les dispositions du traité garantissant la libre circulation des marchandises. En l’espèce, une société avait importé en France une préparation pour pâtisserie en provenance d’Allemagne, où elle était légalement commercialisée. Cette préparation contenait un agent émulsifiant dont l’emploi n’était pas autorisé sur le territoire français par la réglementation nationale, laquelle interdisait l’utilisation de toute substance chimique non expressément autorisée par arrêté interministériel. Poursuivi pénalement, le représentant de la société importatrice a été condamné en première instance par le tribunal correctionnel de Strasbourg pour tromperie sur la qualité substantielle et falsification de denrées alimentaires. Devant la cour d’appel de Colmar, le prévenu a invoqué la non-conformité de la réglementation française avec la directive 74/329 du 18 juin 1974, concernant les agents émulsifiants, et avec l’article 30 du traité CEE. La juridiction d’appel a alors décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour de justice deux questions préjudicielles. Il s’agissait de déterminer, d’une part, si la directive faisait obstacle à ce qu’un État membre interdise l’emploi d’une substance figurant à son annexe et, d’autre part, si un État membre pouvait s’opposer à l’importation d’un produit contenant une telle substance au nom d’exigences autres que celles prévues par la directive, sans violer l’article 30 du traité. La Cour de justice répond que la directive ne s’oppose pas à une interdiction nationale, mais que l’application d’une telle mesure à des produits importés doit respecter les exigences de la libre circulation des marchandises, notamment le principe de proportionnalité, et que la charge de la preuve justifiant l’entrave incombe aux autorités nationales.
Il convient d’analyser la portée de l’harmonisation communautaire et le pouvoir qui en découle pour les États membres (I), avant d’examiner l’encadrement strict de ce pouvoir par les impératifs de la libre circulation des marchandises (II).
I. La portée limitée de l’harmonisation et le pouvoir d’interdiction résiduel des États membres
La Cour clarifie d’abord la nature de l’harmonisation opérée par la directive, qu’elle juge minimale et non exhaustive (A), ce qui laisse subsister une compétence nationale dont l’exercice reste néanmoins conditionné (B).
A. L’interprétation d’une directive d’harmonisation minimale
La Cour de justice constate que la directive 74/329 ne réalise qu’une harmonisation partielle, qualifiée de « premier stade du rapprochement des législations ». En effet, selon ses propres termes, elle vise seulement à l’« établissement d’une liste unique des agents […] qui seuls peuvent être autorisés par les États membres ». Cette formulation indique que l’annexe I de la directive constitue une liste positive, c’est-à-dire une énumération des substances dont l’autorisation est permise, et non une liste de substances dont l’autorisation serait obligatoire dans tous les États membres. L’harmonisation complète, qui définirait les denrées alimentaires auxquelles ces agents peuvent être ajoutés et les conditions de cette addition, n’avait pas encore été achevée par le législateur communautaire.
Dans ce contexte d’harmonisation incomplète, les États membres conservent la faculté de réglementer l’emploi des substances listées sur leur territoire. La Cour écarte ainsi l’idée que la directive aurait pour effet de contraindre un État membre à autoriser toutes les substances énumérées. Par conséquent, une réglementation nationale qui interdit l’usage d’un émulsifiant tel que l’agent E 475, bien que celui-ci figure à l’annexe de la directive, n’est pas en soi contraire au droit communautaire dérivé. Cette solution préserve la compétence des États en matière de politique de santé publique dans les domaines non entièrement couverts par le droit de l’Union.
B. La subordination du pouvoir étatique à des conditions strictes
Si le pouvoir d’interdire une substance listée est reconnu aux États membres, la Cour souligne aussitôt que ce pouvoir n’est pas discrétionnaire. Il est encadré tant par les dispositions de la directive elle-même que par les principes fondamentaux du traité. D’une part, la Cour rappelle les limites prévues par le texte même de la directive. L’article 5 permet à un État de suspendre une autorisation pour des motifs de santé humaine, mais seulement pour une période limitée. D’autre part, l’article 8, paragraphe 4, « fait obstacle a une interdiction de ce genre motivee par la seule insuffisance de L ‘ etiquetage si celui-ci satisfait aux conditions posees par cet article ».
Surtout, la Cour précise que l’exercice de cette compétence nationale, notamment lorsqu’elle affecte les produits importés, demeure soumis aux articles 30 et suivants du traité. Elle juge que « L ‘ existence des directives D ‘ harmonisation N ‘ exclut pas L ‘ application de L ‘ article 30 du traite », sauf en cas d’harmonisation complète. Cette précision est fondamentale car elle signifie que même en présence d’une législation communautaire spécifique, une mesure nationale restrictive peut être examinée au regard des règles sur la libre circulation. En subordonnant ainsi la réglementation nationale aux exigences du traité, la Cour prépare le terrain pour un contrôle de proportionnalité approfondi.
II. L’encadrement de la compétence nationale par la libre circulation des marchandises
La Cour examine ensuite la compatibilité de l’interdiction nationale avec le principe de libre circulation, en rappelant sa qualification de mesure d’effet équivalent (A), puis en définissant les conditions strictes de sa justification, notamment à travers un contrôle de proportionnalité et une répartition spécifique de la charge de la preuve (B).
A. La justification d’une mesure d’effet équivalent par la protection de la santé
La Cour qualifie sans équivoque l’interdiction de commercialiser un produit importé légalement fabriqué dans un autre État membre de « mesure D ‘ effet equivalant a une restriction quantitative au sens de L ‘ article 30 du traite ». Une telle mesure est en principe prohibée. Cependant, elle peut être justifiée par l’une des raisons énumérées à l’article 36 du traité, au premier rang desquelles figure la protection de la santé et de la vie des personnes. La Cour reconnaît qu’en l’absence d’harmonisation complète, il appartient aux États membres « de decider du niveau auquel ils entendent assurer la protection de la sante et la vie des personnes ».
Cette faculté doit toutefois tenir compte des spécificités nationales, telles que les habitudes alimentaires, qui peuvent influencer le seuil de risque acceptable. La Cour admet qu’il subsiste « des incertitudes inherentes a L ‘ appreciation des seuils critiques de nocivite ». Elle légitime ainsi une approche prudente de la part des États, fondée sur le principe selon lequel il convient de restreindre la consommation d’additifs alimentaires à ceux qui répondent à un besoin réel, notamment technologique ou économique. L’interdiction peut donc être justifiée, mais cette justification est soumise à un contrôle rigoureux.
B. Le contrôle de proportionnalité et la charge de la preuve
La Cour de justice précise que le recours à l’article 36 doit respecter le principe de proportionnalité, qui exige que l’interdiction soit limitée à ce qui est strictement nécessaire pour atteindre l’objectif de protection de la santé. Cette exigence impose des obligations concrètes à l’État membre. Il ne peut instaurer une interdiction générale et absolue. Au contraire, il doit prévoir une procédure « facilement accessible aux operateurs economiques » permettant d’obtenir une autorisation de commercialisation lorsque l’ajout de la substance « repond a un besoin reel et qu ‘ elle ne presente pas un risque pour la sante publique ».
De manière décisive, la Cour opère une clarification quant à la charge de la preuve. Elle énonce qu’il « appartient aux autorites nationales competentes de demontrer dans chaque cas […] que leur reglementation est necessaire pour proteger effectivement les interets vises a L ‘ article 36 du traite ». L’État qui entend restreindre la libre circulation doit donc prouver activement que sa mesure est justifiée, en démontrant d’une part l’existence d’un risque pour la santé publique et, d’autre part, l’absence de besoin réel pour l’additif en question. Cette solution renforce la protection des opérateurs économiques contre les entraves arbitraires et consacre un équilibre subtil entre la protection de la santé publique et les exigences du marché unique.