Par un arrêt rendu en 1993, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé les conditions de recevabilité du recours en annulation intenté par un particulier à l’encontre d’une décision dont il n’est pas le destinataire. En l’espèce, une législation italienne prévoyait des réductions tarifaires pour le transport par chemin de fer de certaines matières minérales produites dans les îles de Sicile et de Sardaigne, le coût de ces réductions étant supporté par le Trésor public. La Commission des Communautés européennes a adopté une décision, adressée à la République italienne, qualifiant ce dispositif d’aide d’État incompatible avec le traité et exigeant sa suppression.
Plusieurs entreprises extractrices ou transformatrices de matières minérales bénéficiant de ces tarifs, ainsi que leur association professionnelle, ont alors saisi la Cour de justice afin d’obtenir l’annulation de cette décision. Ces requérantes soutenaient que la décision les concernait individuellement, car elles appartenaient à une catégorie restreinte et identifiable d’opérateurs économiques directement affectés par la suppression de l’aide. En réponse, la Commission a soulevé une exception d’irrecevabilité, arguant que les requérantes n’étaient ni directement ni individuellement concernées par l’acte attaqué.
La question de droit posée à la Cour était donc de savoir si des entreprises, bénéficiaires d’un régime d’aide étatique jugé incompatible par une décision de la Commission adressée à un État membre, peuvent être considérées comme individuellement concernées par cette décision au sens de l’article 173, deuxième alinéa, du traité CEE, et ainsi être recevables à en demander l’annulation.
La Cour de justice rejette le recours comme irrecevable. Elle juge que les entreprises requérantes ne sont pas individuellement concernées par la décision. Selon la Cour, pour qu’un acte atteigne un particulier de manière individuelle, il faut qu’il l’affecte « en raison de certaines qualités qui lui sont particulières ou d’une situation de fait qui le caractérise par rapport à toute autre personne et de ce fait l’individualise d’une manière analogue à celle du destinataire ». Or, en l’espèce, la décision ne touche pas seulement les entreprises extractrices, mais également un cercle plus large et indéterminé d’opérateurs, tels que les transporteurs ferroviaires, d’autres sociétés de transport et les clients finaux. Par conséquent, les requérantes ne peuvent être individualisées de la manière requise.
La solution retenue par la Cour confirme une application stricte des conditions de recevabilité du recours en annulation (I), ce qui interroge sur l’étendue de la protection juridictionnelle effective des particuliers en droit de l’Union (II).
I. La confirmation d’une conception stricte de l’affectation individuelle
La Cour de justice fonde son raisonnement sur une interprétation rigoureuse de la notion d’affectation individuelle, en s’appuyant sur une jurisprudence constante (A) qu’elle applique à une situation impliquant une pluralité d’acteurs économiques (B).
A. Le rappel de la formule classique de l’arrêt de principe
Pour évaluer la recevabilité du recours, la Cour rappelle le critère jurisprudentiel bien établi depuis l’arrêt de principe du 15 juillet 1963. Elle énonce que « les sujets autres que les destinataires d’une décision ne sauraient prétendre être concernés individuellement que si cette décision les atteint en raison de certaines qualités qui leur sont particulières ou d’une situation de fait qui les caractérise par rapport à toute autre personne et de ce fait les individualise d’une manière analogue à celle du destinataire ». Cette formule consacre une approche restrictive, exigeant du requérant qu’il se distingue de tous les autres opérateurs économiques potentiellement touchés par la mesure.
En réitérant ce critère exigeant, la Cour signale que la simple appartenance à une catégorie économique affectée par une décision n’est pas suffisante pour ouvrir le droit au recours. Le requérant doit démontrer l’existence d’une situation de fait ou de droit qui l’isole et le place dans une position quasi unique, similaire à celle qu’occuperait le destinataire formel de l’acte. L’analyse ne se limite donc pas à l’impact économique de la décision, mais se concentre sur la capacité à circonscrire un groupe fermé de personnes concernées au moment de l’adoption de l’acte.
B. L’application du critère à un cercle ouvert d’opérateurs économiques
L’argument central des requérantes, selon lequel elles formaient un cercle fermé et identifiable de bénéficiaires de l’aide, est expressément écarté par la Cour. Pour ce faire, le juge de l’Union élargit le périmètre des personnes affectées par la décision au-delà des seules entreprises productrices. Il constate que l’acte litigieux « touche également ceux des chemins de fer », ainsi que les sociétés de transport concurrentes et les clients des entreprises requérantes, qui pourraient supporter une partie des coûts de transport.
Cette analyse conduit la Cour à considérer que la décision n’affecte pas un groupe dont le nombre et l’identité étaient définitivement fixés au moment de son adoption. Elle en déduit qu’« on ne saurait considérer que la décision en cause affecte des opérateurs dont le nombre ou l’individualité étaient déterminés et vérifiables au moment où elle a été arrêtée ». Par cette approche, la Cour refuse de considérer les bénéficiaires directs d’une aide d’État comme une catégorie nécessairement fermée. La nature générale et abstraite du régime d’aide initial rejaillit sur la décision qui le supprime, la rendant elle-même d’une portée générale qui exclut une affectation individuelle des anciens bénéficiaires.
II. La portée de la solution sur la protection juridictionnelle des particuliers
En déclarant le recours irrecevable, la Cour de justice limite l’accès direct des entreprises au juge de l’Union dans le contentieux des aides d’État (A), les renvoyant implicitement à l’exercice des voies de droit disponibles au niveau national (B).
A. Une solution rigoureuse limitant l’accès au prétoire de l’Union
Cette décision illustre la difficulté pour les particuliers de contester directement la légalité des actes de l’Union qui, bien que les affectant économiquement, ne leur sont pas adressés. La rigueur de la jurisprudence en matière d’affectation individuelle conduit à une situation où des entreprises, privées d’un avantage économique par une décision de la Commission, se voient refuser la possibilité de faire contrôler la légalité de cette décision par le juge de l’Union. Une telle solution peut être perçue comme une restriction significative du droit à un recours effectif.
La critique doctrinale a souvent souligné que cette interprétation stricte crée un risque de déni de justice, notamment lorsque les voies de recours nationales s’avèrent inefficaces ou incertaines pour obtenir un contrôle de l’acte de l’Union. Bien que la Cour reste fidèle à sa jurisprudence traditionnelle pour garantir la cohérence de son système contentieux, cette orthodoxie se fait au prix d’une protection juridictionnelle qui peut paraître incomplète du point de vue des opérateurs économiques directement lésés par l’intervention de la Commission.
B. Le renvoi implicite vers les voies de droit nationales
L’irrecevabilité du recours direct devant la Cour de justice n’épuise cependant pas les possibilités de contrôle juridictionnel. La solution de la Cour implique que la voie la plus appropriée pour les requérantes est celle des juridictions nationales. Celles-ci auraient pu contester devant un tribunal italien la mesure nationale supprimant les tarifs préférentiels, en exécution de la décision de la Commission. Dans le cadre d’un tel litige, le juge national aurait eu la faculté, voire l’obligation, de poser une question préjudicielle en appréciation de validité à la Cour de justice.
Ce mécanisme du renvoi préjudiciel constitue la clé de voûte du système de protection juridictionnelle de l’Union, assurant une coopération entre les juges nationaux et le juge de l’Union. Bien qu’indirecte et plus complexe pour le justiciable, cette voie permet en définitive de garantir un contrôle de la légalité de la décision de la Commission. La décision commentée, en fermant la porte du recours direct, confirme donc le rôle central du juge national comme juge de droit commun du contentieux de l’Union et l’importance du renvoi préjudiciel comme instrument de garantie de l’État de droit.