Arrêt de la Cour (cinquième chambre) du 7 janvier 2004. – Commission des Communautés européennes contre Royaume d’Espagne. – Manquement d’État – Directive 98/84/CE – Société de l’information – Radiodiffusion sonore – Services à accès conditionnel – Services d’accès conditionnel – Services protégés – Protection juridique – Dispositifs permettant un accès non autorisé. – Affaire C-58/02.

Dans un arrêt rendu le 25 février 2002, la Cour de justice des Communautés européennes se prononce sur une action en manquement initiée par la Commission à l’encontre d’un État membre. La Commission reprochait à cet État de ne pas avoir transposé dans les délais impartis la directive 98/84/CE, laquelle vise à assurer la protection juridique des services à accès conditionnel, tels que la radiodiffusion télévisuelle payante. À l’expiration du délai de transposition, l’État membre n’avait pas communiqué les mesures nationales adoptées, ce qui a conduit la Commission à engager une procédure précontentieuse. L’État membre a d’abord justifié son retard par des changements institutionnels internes, puis a soutenu que son ordre juridique, notamment plusieurs dispositions de son code pénal et de son code civil, ainsi que certaines décisions de justice, assurait déjà une protection conforme aux exigences de la directive. Face à la persistance du désaccord, la Commission a saisi la Cour de justice. La question de droit soulevée était de savoir si un contexte juridique général, composé de dispositions législatives préexistantes non spécifiques et de décisions de justice isolées, pouvait constituer une transposition adéquate et suffisante d’une directive. La Cour de justice a répondu par la négative. Elle a jugé que l’État membre avait manqué à ses obligations en ne prenant pas les dispositions législatives, réglementaires et administratives nécessaires pour se conformer à la directive, considérant que les mesures existantes invoquées par l’État membre ne garantissaient pas la pleine application de la directive de manière suffisamment claire et précise.

Cet arrêt offre une illustration classique de la rigueur avec laquelle la Cour contrôle le respect par les États membres de leurs obligations de transposition. Il convient ainsi d’analyser la manière dont la Cour a écarté les arguments de l’État membre fondés sur le droit interne existant (I), avant d’examiner comment cette décision réaffirme les principes fondamentaux encadrant la transposition en droit de l’Union (II).

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I. Le rejet des moyens de défense fondés sur l’ordre juridique interne

La Cour de justice a méthodiquement déconstruit l’argumentation de l’État membre en démontrant, d’une part, que les dispositions pénales invoquées étaient inaptes à couvrir l’ensemble des activités illicites visées par la directive (A) et, d’autre part, que la pratique judiciaire nationale ne pouvait pallier les carences de la législation (B).

A. L’inadéquation des dispositions pénales existantes

L’État membre prétendait que plusieurs articles de son code pénal réprimaient déjà les comportements que la directive cherchait à interdire. La Cour, suivant l’analyse de la Commission, a toutefois jugé ces dispositions impropres à assurer une transposition complète. Elle a relevé que les textes nationaux poursuivaient des objectifs distincts et comportaient des éléments constitutifs différents de ceux prévus par la directive. Par exemple, l’article 270 du code pénal espagnol sanctionnait la violation des droits de propriété intellectuelle, alors que la directive vise plus largement à protéger la rémunération des prestataires de services. La Cour souligne que la directive « concerne les dispositifs illicites » et non la protection d’une œuvre en tant que telle. De même, la Cour a constaté que le délit d’escroquerie informatique, prévu à l’article 248 du même code, exigeait un « transfert patrimonial », condition non requise par la directive qui interdit la simple « détention à des fins commerciales de dispositifs illicites ». Enfin, l’article 255, relatif à la fraude, ne couvrait pas l’ensemble des comportements prohibés par la directive, comme la promotion de dispositifs illicites. Cette analyse met en évidence que la simple existence de dispositions pénales pouvant s’appliquer occasionnellement à des situations similaires ne suffit pas à transposer une directive qui crée un régime de protection spécifique et harmonisé.

B. L’insuffisance de la jurisprudence nationale

En complément de son argumentation législative, l’État membre invoquait deux jugements rendus par des juridictions pénales nationales qui avaient condamné la distribution de « cartes piratées ». La Cour a fermement écarté cet argument en qualifiant ces décisions de « jugements isolés et limités ». Elle a rappelé qu’une jurisprudence, même issue de la juridiction suprême, ne saurait à elle seule garantir la transposition correcte d’une directive. Une telle approche serait contraire à l’exigence de sécurité juridique, qui impose que les droits et obligations découlant d’une directive soient définis dans des textes normatifs clairs, prévisibles et accessibles à tous les justiciables. Se fier à une interprétation judiciaire, par nature fluctuante et limitée aux cas d’espèce, ne permet pas d’assurer l’application pleine, entière et uniforme de la directive sur l’ensemble du territoire national. La Cour a ainsi refusé de considérer que l’interprétation extensive d’une loi pénale par quelques juges du fond pouvait remplacer l’action du législateur, seul à même de créer un cadre juridique stable et complet conforme aux objectifs de l’Union.

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II. La réaffirmation des exigences de la transposition en droit de l’Union

Au-delà du cas d’espèce, la Cour profite de cette affaire pour rappeler avec force les principes directeurs qui gouvernent l’obligation de transposition. Elle insiste sur la nécessité de garantir l’effet utile de la directive par des mesures nationales adéquates (A), tout en soulignant l’impératif de sécurité juridique qui doit guider l’action des États membres (B).

A. La garantie de l’effet utile par des mesures claires et précises

La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle la transposition « n’exige pas nécessairement une reprise formelle et textuelle des dispositions de celle-ci dans une disposition légale expresse et spécifique ». Toutefois, elle précise immédiatement qu’un contexte juridique général ne peut suffire que s’il « assure effectivement la pleine application de la directive d’une façon suffisamment claire et précise ». En l’espèce, le droit pénal espagnol, par ses lacunes et son inadéquation, ne remplissait manifestement pas cette condition. La Cour a constaté que des activités prohibées par l’article 4 de la directive, telle que « la promotion de dispositifs illicites », n’étaient pas interdites en droit espagnol. De plus, le fait que le gouvernement ait présenté un avant-projet de loi visant précisément à transposer la directive est implicitement perçu comme un aveu que la législation en vigueur était insuffisante. La Cour réaffirme d’ailleurs que « l’élaboration d’un avant-projet de loi organique ne saurait être considérée comme une mesure valable et suffisante de transposition ». Ainsi, pour que l’effet utile de la directive soit préservé, l’État membre doit adopter des normes qui transposent toutes ses dispositions, sans exception, de manière à ne laisser aucun doute sur les droits et obligations des particuliers et des entreprises.

B. La primauté du principe de sécurité juridique

L’argument central qui sous-tend la décision de la Cour est celui de la sécurité juridique. Ce principe fondamental exige que la législation soit certaine et son application prévisible pour les justiciables. La solution proposée par l’État membre, consistant à se reposer sur une interprétation extensive de lois pénales préexistantes, était en contradiction directe avec cette exigence. La Cour conclut son raisonnement en relevant que les lacunes de la législation espagnole ne sauraient être comblées par une simple interprétation conforme « sans enfreindre les principes de légalité et de sécurité juridique ». En matière pénale, le principe de légalité des délits et des peines interdit de sanctionner des comportements qui ne sont pas clairement définis comme des infractions par la loi. Étendre le champ d’application d’incriminations existantes pour couvrir les nouvelles activités illicites visées par la directive aurait constitué une violation de ce principe. Cette décision illustre donc parfaitement que l’obligation de transposition ne peut être satisfaite par des constructions juridiques incertaines, mais requiert une intervention positive du législateur national pour créer un cadre normatif qui soit à la fois complet, précis et respectueux des garanties fondamentales des justiciables.

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