Par un arrêt du 7 mai 1987, la Cour de justice des Communautés européennes s’est prononcée sur la légalité d’un règlement instituant un droit antidumping définitif sur les importations de certains produits industriels. En l’espèce, une société exportatrice, nommément désignée par le règlement attaqué, a fait l’objet d’une enquête pour des pratiques de dumping. Cette enquête a conduit à l’adoption d’un droit antidumping provisoire, puis d’un droit définitif par un règlement du Conseil. La société a alors introduit un recours en annulation contre ce règlement, contestant principalement les modalités de calcul de la marge de dumping ainsi que le refus des institutions d’accepter ses propositions d’engagements de prix.
La procédure a été initiée directement devant la Cour de justice par une action en annulation. La société requérante soutenait que la méthode de calcul de la marge de dumping était illégale, notamment en raison de la dissemblance des approches retenues pour établir la valeur normale et le prix à l’exportation. Elle critiquait également le caractère inéquitable de la méthode « transaction par transaction » et arguait d’une violation des principes de confiance légitime et de sécurité juridique, les institutions ayant modifié leur méthode de calcul antérieure. De plus, la requérante prétendait que les ajustements opérés pour assurer la comparabilité des prix étaient asymétriques. L’institution défenderesse, soutenue par une autre institution et une fédération de producteurs européens, a conclu au rejet du recours, affirmant la validité de ses choix méthodologiques au regard de la réglementation applicable et de son pouvoir d’appréciation en matière économique complexe.
La question juridique soumise à la Cour était de savoir si les institutions communautaires, dans le cadre de l’établissement d’un droit antidumping, disposent d’un pouvoir d’appréciation leur permettant d’utiliser des méthodes de calcul distinctes pour la valeur normale et le prix à l’exportation, et si le choix d’une méthode spécifique, même si elle déroge à une pratique antérieure, peut être justifié par la nécessité d’assurer l’efficacité de la politique antidumping. La Cour devait également déterminer si le principe de confiance légitime pouvait être invoqué par un opérateur économique pour s’opposer à un tel changement de méthodologie.
La Cour de justice a rejeté le recours de la société requérante. Elle a jugé que la réglementation antidumping n’impose pas que la valeur normale et le prix à l’exportation soient déterminés selon des méthodes identiques. S’agissant du choix de la méthode « transaction par transaction », la Cour a estimé qu’il relevait de l’appréciation de situations économiques complexes par les institutions et qu’il n’était pas entaché d’une erreur manifeste, car il visait légitimement à « faire obstacle a certaines manoeuvres qui consistent a dissimuler le dumping ». La Cour a également écarté l’argument fondé sur la confiance légitime, en affirmant que « les opérateurs économiques ne sont pas justifiés a placer leur confiance legitime dans le maintien du moyen initialement choisi, lequel peut etre modifie par ces institutions dans le cadre de l’exercice de leur competence ».
La solution retenue par la Cour de justice valide l’approche méthodologique des institutions dans la lutte contre le dumping (I), tout en consacrant la primauté de leur pouvoir d’appréciation face aux garanties procédurales invoquées par les opérateurs économiques (II).
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I. La validation de l’autonomie méthodologique des institutions dans le calcul de la marge de dumping
La Cour consacre la liberté des institutions dans le choix des méthodes de calcul de la marge de dumping, en écartant d’abord l’exigence d’une symétrie entre le calcul de la valeur normale et celui du prix à l’exportation (A), puis en légitimant le recours à une méthode qui neutralise les effets du dumping négatif (B).
A. Le rejet de l’exigence de symétrie dans la détermination des termes de comparaison
La société requérante soutenait que le principe d’une comparaison valable, énoncé par la réglementation, impliquait l’utilisation de méthodes de calcul identiques pour la valeur normale et le prix à l’exportation. Selon elle, la comparaison d’une valeur normale établie sur la base d’une moyenne pondérée avec un prix à l’exportation calculé transaction par transaction créait une distorsion illégale. Cependant, la Cour a fermement rejeté cette argumentation en procédant à une lecture littérale et téléologique des textes applicables. Elle constate que les dispositions réglementaires relatives au calcul de la valeur normale et du prix à l’exportation sont distinctes et prévoient des méthodes non similaires de manière indépendante.
La Cour précise que l’exigence d’une « comparaison valable » vise principalement les ajustements à opérer pour tenir compte des différences relatives aux caractéristiques physiques des produits, aux quantités ou aux conditions de vente. Cette obligation n’impose donc pas une identité des méthodes de calcul initiales des deux termes de la comparaison. En jugeant que « l’article 2, paragraphe 9, du reglement n’impose pas que la valeur normale et le prix a l’exportation soient calcules selon des methodes identiques », la Cour reconnaît aux institutions une flexibilité méthodologique essentielle. Cette approche pragmatique leur permet d’adapter leurs outils d’analyse à la diversité des situations économiques rencontrées, sans être contraintes par un parallélisme formel qui pourrait se révéler inadéquat.
B. La légitimation de la méthode « transaction par transaction » pour assurer l’effectivité de la mesure
Au-delà du débat sur la symétrie, la requérante contestait le caractère prétendument inéquitable de la méthode « transaction par transaction ». Cette méthode consiste à ne pas compenser les ventes réalisées avec une marge de dumping par celles effectuées à un prix supérieur à la valeur normale, ce que l’on nomme le dumping négatif. En ramenant fictivement le prix de ces dernières au niveau de la valeur normale, la méthode aboutit mathématiquement à une marge de dumping plus élevée. La Cour, consciente de cette réalité, ne la censure pas et la justifie au regard des objectifs de la politique antidumping.
Elle énonce que le choix de cette méthode relève de l’appréciation de situations économiques complexes, sur laquelle le contrôle du juge doit demeurer limité. L’essentiel est que ce choix ne soit pas entaché d’une erreur manifeste. Or, la Cour estime que la méthode transaction par transaction « permet de faire obstacle a certaines manoeuvres qui consistent a dissimuler le dumping grace a des pratiques de prix differents ». Utiliser une moyenne pondérée globale aurait pour effet de masquer le préjudice causé par les ventes à bas prix et priverait la mesure antidumping de son efficacité. En validant cette approche, la Cour privilégie l’objectif de protection de l’industrie communautaire contre le préjudice causé par le dumping, considérant que la neutralisation des stratégies de compensation de prix par les exportateurs est une condition de l’effectivité du règlement.
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II. La primauté du pouvoir d’appréciation des institutions face aux droits des opérateurs économiques
Le rejet des autres moyens soulevés par la société requérante confirme la place centrale du pouvoir d’appréciation des institutions. Cette prérogative limite la portée des demandes d’ajustements et des propositions d’engagements (A) et fait échec à l’invocation du principe de confiance légitime en cas de changement de pratique administrative (B).
A. Un encadrement strict des ajustements et une liberté totale quant à l’acceptation des engagements
La société requérante se plaignait d’une asymétrie dans les ajustements, arguant que tous les frais de ses filiales européennes avaient été déduits pour construire le prix à l’exportation, alors que des frais similaires sur son marché domestique n’avaient pas été déduits de la valeur normale. La Cour opère une distinction fondamentale entre la reconstitution du prix à l’exportation et les ajustements destinés à assurer la comparabilité. Si la première impose la déduction de tous les frais intervenus jusqu’à la revente à un acheteur indépendant, les seconds ne sont pas automatiques. La partie qui les demande doit prouver qu’ils sont justifiés et directement liés aux ventes considérées. En l’espèce, la société n’ayant pas apporté cette preuve, sa demande a été légitimement rejetée.
De même, la Cour rappelle qu’aucune disposition « ne fait obligation aux institutions d’accepter des propositions d’engagements en matiere de prix ». Le caractère acceptable de tels engagements relève de leur seul pouvoir d’appréciation. Le refus n’a pas à être justifié au-delà de la simple constatation qu’il n’excède pas la marge d’appréciation reconnue. Cette position réaffirme que la procédure antidumping n’est pas une négociation où l’opérateur pourrait imposer une solution alternative à l’institution. Celle-ci demeure maîtresse du choix de la mesure la plus appropriée pour éliminer le préjudice, qu’il s’agisse d’un engagement ou d’un droit.
B. Le rejet de la confiance légitime face à l’exercice d’une compétence discrétionnaire
L’un des arguments centraux de la société requérante reposait sur la violation des principes de confiance légitime et de sécurité juridique. Elle reprochait aux institutions d’avoir modifié la méthode de calcul du prix à l’exportation par rapport à celle qui avait servi de base à des engagements antérieurs. La Cour balaye cet argument en rappelant que la méthode « transaction par transaction » figurait déjà dans la réglementation en vigueur. L’existence d’une pratique administrative antérieure ne saurait donc créer une attente légitime quant à son maintien.
La Cour formule à cette occasion un principe de portée générale : « lorsque les institutions disposent d’une marge d’appreciation pour le choix des moyens necessaires a la realisation de leur politique, les operateurs economiques ne sont pas justifies a placer leur confiance legitime dans le maintien du moyen initialement choisi ». Cette solution a une implication majeure pour les opérateurs économiques. Elle leur impose un devoir de vigilance constant et les empêche de se prévaloir d’une pratique, même établie, pour contester une décision prise en application des pouvoirs expressément prévus par les textes. La sécurité juridique ne consiste pas en la fixité des pratiques administratives, mais dans le respect par l’administration du cadre réglementaire qui régit son action. En l’espèce, le changement de méthode s’inscrivait pleinement dans ce cadre.