Par un arrêt en date du 3 mai 1994, la Cour de justice des Communautés européennes s’est prononcée sur les modalités de contrôle des dépenses financées par le Fonds européen d’orientation et de garantie agricole, section « garantie ». En l’espèce, un État membre avait mis en place un système de contrôle pour l’octroi d’aides à la transformation de lait écrémé en caséine. Ce système reposait sur un double contrôle : un autocontrôle systématique réalisé par les producteurs sur chaque lot, suivi d’un contrôle officiel par sondage effectué par les autorités nationales. La Commission européenne, lors de l’apurement des comptes de l’exercice 1989, a refusé de prendre en charge une partie des aides versées par cet État membre. Elle estimait que lorsque les contrôles officiels révélaient une non-conformité sur un lot, les autorités nationales auraient dû en tirer des conséquences plus larges que la simple exclusion de l’aide pour le lot litigieux.
L’État membre a alors introduit un recours en annulation partielle de la décision de la Commission. Il soutenait que son système de contrôle était conforme à la réglementation communautaire, laquelle exigeait une « surveillance permanente » sans plus de précisions. La Commission, quant à elle, ne contestait pas le système de contrôle en lui-même, mais les conclusions qui en étaient tirées. Elle arguait que la découverte d’un échantillon non conforme lors du contrôle officiel aurait dû conduire les autorités nationales soit à réaliser des analyses supplémentaires, soit à procéder à une extrapolation statistique pour corriger le montant total de l’aide accordée au producteur concerné. Se posait donc la question de l’étendue des obligations découlant de la notion de « surveillance permanente » en cas de divergence entre les résultats de l’autocontrôle et ceux du contrôle officiel. Une question subsidiaire portait sur la régularité procédurale du refus de la Commission, celle-ci ayant rejeté des informations justificatives soumises par l’État membre après l’expiration d’un délai, alors même qu’elle avait sollicité des compléments d’information après cette date.
La Cour de justice a accueilli partiellement le recours de l’État membre. Sur le fond, elle a donné raison à la Commission en jugeant que la découverte d’une non-conformité lors d’un contrôle officiel devait jeter le doute sur la fiabilité des autocontrôles de l’entreprise concernée. Dès lors, l’État membre était tenu, pour assurer une surveillance effective, de procéder à des vérifications additionnelles ou à une extrapolation. Sur la procédure, la Cour a cependant annulé la décision de la Commission pour une partie du montant litigieux. Elle a estimé que, en demandant des informations après l’expiration du délai initial sans en fixer un nouveau, la Commission avait pu laisser penser à l’État membre que ses soumissions tardives seraient prises en compte.
Il convient d’analyser l’interprétation stricte de l’obligation de surveillance retenue par la Cour, laquelle renforce les devoirs des États membres dans la protection des finances communautaires (I), avant d’examiner la portée de la censure procédurale, qui rappelle à la Commission son propre assujettissement aux principes de bonne administration (II).
I. Une interprétation exigeante de l’obligation de surveillance permanente
La Cour consacre une approche matérielle du contrôle, dépassant la simple conformité formelle pour exiger une garantie effective de la régularité des dépenses. Elle rejette ainsi la méthode de l’État membre, jugée insuffisante (A), et confirme par là même le rôle de garant des autorités nationales dans la gestion des fonds de l’Union (B).
A. La sanction d’une méthode de contrôle jugée insuffisante
Le gouvernement requérant faisait valoir que son système, combinant un contrôle interne exhaustif et des vérifications officielles régulières, satisfaisait l’exigence de « surveillance permanente ». La Cour ne conteste pas l’architecture générale du dispositif. Cependant, elle se concentre sur les conséquences pratiques tirées d’une défaillance. Pour la Cour, le système n’est efficace que s’il permet de réagir adéquatement à la découverte d’une anomalie. Le simple fait de refuser l’aide pour le lot spécifique dont l’échantillon s’est révélé non conforme est jugé lacunaire.
Le raisonnement de la Cour repose sur une logique de défiance systémique. Dès lors qu’un contrôle officiel contredit le résultat d’un autocontrôle, ce n’est pas seulement le lot en question qui est vicié, mais la crédibilité de l’ensemble du processus d’autocontrôle mené par l’entreprise qui est atteinte. La Cour énonce que dans une telle hypothèse, « la fiabilité des analyses internes faites par l’entreprise en question devait nécessairement être mise en doute ». Face à ce doute, la neutralité n’est plus une option pour l’autorité nationale. Elle se voit imposer une obligation d’action, que la Cour décline en deux branches alternatives : « ou bien procéder à des contrôles supplémentaires, afin de vérifier si les autres lots […] étaient effectivement conformes […], ou bien procéder, en conformité avec la loi des probabilités, à une extrapolation appropriée ». En ne choisissant ni l’une ni l’autre de ces voies, l’État membre a manqué à ses obligations.
B. La confirmation du rôle de garant des États membres dans la gestion des fonds communautaires
En définissant ainsi les suites à donner à un contrôle négatif, la Cour précise le contenu de l’obligation de « surveillance permanente ». Cette notion ne décrit pas seulement une fréquence de contrôle, mais un devoir de résultat quant à la fiabilité du système global. L’arrêt illustre le principe de coopération loyale en matière de gestion des finances de l’Union. Les États membres ne sont pas de simples guichets distributeurs d’aides ; ils sont les premiers gardiens de la bonne utilisation de ces fonds publics. Leur mission de contrôle ne peut se satisfaire d’une approche administrative et segmentée.
Cette interprétation pragmatique et rigoureuse vise à assurer l’effet utile de la réglementation agricole et à prévenir les fraudes ou irrégularités. Elle impose aux autorités nationales une charge de diligence accrue. Elles ne peuvent se retrancher derrière les autocontrôles effectués par les opérateurs économiques dès lors qu’un indice vient remettre en cause leur fiabilité. La décision de la Cour a donc pour valeur de renforcer l’intégrité du système d’aides, en responsabilisant les États membres et en les incitant à adopter des méthodologies de contrôle qui vont au-delà de la simple vérification documentaire pour embrasser une évaluation globale du risque présenté par un opérateur.
II. La sanction d’une rigueur procédurale tempérée par le principe de bonne foi
Alors qu’elle se montre stricte sur le plan substantiel, la Cour fait preuve de souplesse sur le terrain procédural. Elle censure ainsi le formalisme excessif de la Commission en protégeant les attentes légitimes de l’État membre (A), une censure dont la portée, bien que financièrement limitée, constitue un rappel à l’ordre important (B).
A. Le rejet d’un formalisme excessif au profit de la protection des attentes légitimes
L’État membre contestait le refus de prise en charge d’une somme de 24 365 DM, pour laquelle il avait fourni des justifications après l’expiration du délai imparti. Il arguait que la Commission, en lui demandant des compléments d’information par une lettre postérieure à cette date, avait créé une situation justifiant la prise en compte de sa réponse tardive. La Commission rétorquait que cette lettre ne valait pas réouverture du délai.
La Cour accueille l’argumentation de l’État membre. Elle observe que plusieurs éléments pouvaient légitimement induire ce dernier en erreur. La lettre de la Commission avait été envoyée après l’expiration du délai, ne mentionnait aucune échéance et ne précisait pas que le délai initial restait applicable. Dans ces circonstances, la Cour considère qu’« un certain nombre d’éléments pouvaient amener ce dernier à penser que la Commission était disposée à également prendre en considération des éléments qui lui seraient fournis après cette date ». Le comportement de la Commission a donc été de nature à fonder une attente légitime chez son interlocuteur.
En se fondant sur ce principe, la Cour juge que la Commission ne pouvait opposer la tardiveté des informations pour refuser le financement. Elle sanctionne ainsi un comportement qui, à tout le moins, manquait de clarté et pouvait être perçu comme contradictoire. Le principe de bonne administration exige des institutions qu’elles agissent de manière cohérente et prévisible dans leurs relations avec les États membres.
B. La portée limitée de la censure, rappel à l’ordre procédural pour la Commission
La victoire obtenue par l’État membre sur ce point est financièrement modeste, l’annulation ne portant que sur une infime partie des sommes initialement contestées. La solution retenue par la Cour sur l’interprétation de la « surveillance permanente » demeure le cœur de l’arrêt et valide pour l’essentiel la position de la Commission. Néanmoins, la portée de cette annulation partielle ne doit pas être sous-estimée sur le plan des principes.
Cet arrêt rappelle que la Commission, dans l’exercice de son pouvoir de contrôle des comptes, n’est pas omnipotente. Elle est elle-même soumise au respect de règles procédurales et des principes généraux du droit de l’Union, au nombre desquels figurent la protection de la confiance légitime et la bonne administration. En censurant son comportement, même pour une irrégularité mineure, la Cour adresse un signal clair. La procédure d’apurement des comptes, bien qu’essentielle à la protection des intérêts financiers de l’Union, doit être conduite avec équité et transparence. Cet équilibre garantit le maintien d’un dialogue loyal entre la Commission et les États membres, condition nécessaire au bon fonctionnement du système de gestion partagée des fonds européens.