Par un arrêt rendu en 1997, la Cour de justice des Communautés européennes se prononce sur l’interprétation de dispositions du droit communautaire en matière de sécurité sociale. En l’espèce, plusieurs travailleurs de nationalité espagnole avaient exercé leur activité professionnelle en Espagne, puis en Allemagne où ils avaient achevé leur carrière. Au moment de liquider leurs droits à une pension de retraite ou d’invalidité auprès de l’organisme de sécurité sociale espagnol, celui-ci a calculé leurs prestations sur la base des dernières cotisations effectivement versées en Espagne, plusieurs années auparavant. Les intéressés ont contesté le montant de ces pensions, qu’ils jugeaient particulièrement faible et non représentatif de l’ensemble de leur carrière. Les juridictions espagnoles saisies des litiges ont alors décidé de surseoir à statuer et de poser une question préjudicielle à la Cour de justice. Il était demandé à la Cour de clarifier la méthode de calcul de la base de cotisation moyenne prévue par l’article 47, paragraphe 1, du règlement n° 1408/71. La question était de savoir si cette base devait être déterminée à partir de montants théoriques fixés par la législation nationale ou à partir des cotisations réelles versées par le travailleur, et comment articuler cette règle avec l’impératif de ne pas pénaliser les travailleurs ayant exercé leur droit à la libre circulation. La Cour de justice répond que le calcul doit reposer sur le montant des cotisations réellement versées au titre de la législation de l’État concerné. Elle précise toutefois que le montant théorique ainsi obtenu doit être « dûment revalorisé et majoré comme si les intéressés avaient continué à exercer dans les mêmes conditions leur activité dans l’État membre en cause ». La Cour ajoute une réserve importante : si l’application de cette règle se révèle moins avantageuse qu’une convention bilatérale de sécurité sociale conclue antérieurement, et que le travailleur exerçait déjà son activité dans l’autre État membre avant l’entrée en vigueur du règlement, la juridiction nationale doit par exception appliquer les dispositions de cette convention.
La solution de la Cour établit ainsi une méthode de calcul visant à neutraliser les effets négatifs de la mobilité pour le travailleur (I), tout en préservant les avantages que ce dernier pouvait tirer de conventions internationales antérieures (II).
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I. L’affirmation d’une méthode de calcul protectrice du travailleur migrant
La Cour de justice consacre une interprétation de la réglementation européenne qui, tout en s’appuyant sur les seules périodes d’assurance nationales (A), impose un mécanisme de correction essentiel pour garantir le respect du principe de libre circulation (B).
A. Le recours aux cotisations réelles comme fondement du calcul
L’arrêt précise que le point de départ du calcul de la prestation théorique doit être les bases de cotisations réelles de l’assuré. En se référant aux « seules périodes d’assurance accomplies sous la législation dudit État », le règlement impose à l’institution compétente de ne pas tenir compte des salaires ou cotisations versés dans un autre État membre. La Cour écarte ainsi l’idée d’utiliser des bases de cotisation théoriques, minimales ou maximales, qui seraient déconnectées de la carrière effective du travailleur dans l’État concerné. Cette approche ancre le calcul dans une réalité historique, celle des contributions effectivement acquittées par l’intéressé.
Cependant, une application littérale de ce principe conduirait, dans des cas comme ceux de l’espèce, à une situation préjudiciable. En effet, la base de calcul serait constituée de salaires perçus des décennies auparavant, sans rapport avec le niveau de revenu du travailleur à la fin de sa vie professionnelle. Une telle méthode pénaliserait manifestement le travailleur migrant par rapport à un travailleur sédentaire, dont la pension serait calculée sur des salaires récents. C’est pour éviter cette conséquence, contraire aux objectifs du traité, que la Cour introduit un correctif indispensable.
B. La revalorisation comme garantie de la neutralité de la liquidation
Le cœur de l’apport de l’arrêt réside dans l’obligation de procéder à une actualisation des cotisations passées. La Cour juge que le montant obtenu à partir des anciennes cotisations réelles doit être « dûment revalorisé et majoré comme si les intéressés avaient continué à exercer dans les mêmes conditions leur activité dans l’État membre en cause ». Cette technique de la reconstitution fictive de carrière permet de projeter la valeur des anciennes cotisations jusqu’à la date de réalisation du risque. Elle assure que la base de calcul reflète une valeur économique contemporaine, neutralisant ainsi la perte de valeur due à l’érosion monétaire et à l’évolution générale des salaires.
Cette interprétation téléologique de l’article 47 du règlement n° 1408/71 est guidée par l’objectif de l’article 51 du traité CE. Il s’agit d’empêcher que l’exercice du droit à la libre circulation n’entraîne pour le travailleur une réduction de ses prestations de sécurité sociale. En imposant cette revalorisation, la Cour fournit une solution pragmatique à une difficulté récurrente des systèmes de pension par points ou par validation de périodes. La méthode de calcul ainsi définie par la Cour assure un traitement équitable, mais sa mise en œuvre peut être écartée au profit d’un régime potentiellement plus favorable.
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II. La préservation des droits acquis comme tempérament à l’application du droit communautaire
La Cour ne se contente pas de fixer une règle de calcul uniforme ; elle la subordonne à une comparaison avec les conventions bilatérales antérieures (A), confiant au juge national la responsabilité d’assurer la solution la plus favorable au travailleur (B).
A. Le maintien exceptionnel des conventions bilatérales plus favorables
L’arrêt rappelle un principe fondamental de la coordination des systèmes de sécurité sociale, consacré par la jurisprudence antérieure. En principe, le règlement communautaire se substitue aux conventions de sécurité sociale conclues entre États membres. Toutefois, cette substitution ne peut avoir pour effet de faire perdre à un travailleur des avantages dont il bénéficiait en vertu d’une de ces conventions, dès lors qu’il a exercé son droit à la libre circulation avant l’entrée en vigueur du règlement. Dans les affaires d’espèce, les travailleurs s’étaient installés en Allemagne avant l’adhésion de l’Espagne aux Communautés européennes et donc avant que le règlement n° 1408/71 ne leur devienne applicable.
Par conséquent, la Cour énonce que si l’application des dispositions de la convention germano-espagnole de 1973 aboutit à un résultat plus avantageux pour les intéressés, ce sont ces dispositions qui doivent prévaloir. Cette solution protège les attentes légitimes des travailleurs qui ont organisé leur carrière en se fondant sur un cadre juridique préexistant. Elle introduit une dérogation notable au principe d’application immédiate et uniforme du droit communautaire, au nom de la protection des droits individuels, un principe cardinal de l’ordre juridique de l’Union.
B. Le rôle dévolu au juge national dans la comparaison des régimes
En dernière analyse, la Cour de justice renvoie à la juridiction nationale la tâche de déterminer le régime applicable. Il appartient au juge espagnol de procéder à une double liquidation : l’une en application du règlement n° 1408/71 tel qu’interprété par la Cour, et l’autre conformément aux règles de la convention bilatérale germano-espagnole. C’est seulement après cette comparaison concrète qu’il pourra déterminer quelle norme offre la prestation la plus élevée et doit donc être appliquée.
Cette démarche illustre parfaitement le dialogue des juges et la répartition des compétences dans le cadre du renvoi préjudiciel. La Cour de justice fournit l’interprétation du droit de l’Union, mais c’est au juge national qu’il incombe de l’appliquer aux faits du litige, ce qui inclut ici la réalisation d’opérations techniques complexes et l’analyse comparative de deux corps de règles. La charge de la preuve et du calcul repose ainsi sur les juridictions nationales, qui deviennent les garantes ultimes de l’application du principe de faveur au bénéfice du travailleur migrant.