Par la décision commentée, la Cour de justice des Communautés européennes, saisie sur renvoi préjudiciel, a précisé la portée de deux principes fondamentaux du droit communautaire. Les faits à l’origine du litige concernaient une redevance perçue par l’administration douanière d’un État membre sur des marchandises importées d’un autre État membre. Cette perception était justifiée par le fait que les opérations de dédouanement s’étaient déroulées dans des locaux privés et non dans des enceintes publiques. Une société importatrice, s’étant acquittée de cette taxe, a contesté sa légalité devant une juridiction nationale, arguant qu’elle constituait une violation du droit communautaire.
La juridiction nationale, confrontée à une potentielle contradiction entre sa législation interne autorisant cette perception et les traités européens, a décidé de surseoir à statuer. Elle a alors posé à la Cour de justice deux questions préjudicielles. La première visait à déterminer si une taxe, calculée proportionnellement à la valeur des marchandises et perçue pour des opérations de dédouanement en lieu privé, constituait une taxe d’effet équivalent à un droit de douane prohibée par le traité CEE. La seconde question portait sur les obligations du juge national lorsqu’il constate qu’une norme de droit interne est contraire au droit communautaire.
À ces questions, la Cour de justice répond en deux temps. D’une part, elle juge que les articles 9 et 13 du traité CEE, ainsi que l’article 35 de l’acte d’adhésion de l’Espagne et du Portugal, s’opposent à la perception d’un tel droit. D’autre part, elle affirme que « le juge national chargé d’appliquer, dans le cadre de sa compétence, les dispositions du droit communautaire a l’obligation d’assurer le plein effet de ces normes en laissant au besoin inappliquée, de sa propre autorité, toute disposition contraire de la législation nationale ».
Il convient ainsi d’analyser la qualification rigoureuse de la taxe litigieuse au regard des libertés de circulation (I), avant d’examiner la portée de l’office du juge national en tant que garant de l’effectivité du droit communautaire (II).
I. L’interprétation rigoureuse de l’interdiction des taxes d’effet équivalent
La Cour de justice adopte une définition stricte de la notion de taxe d’effet équivalent, indifférente aux modalités d’organisation du service douanier (A), confirmant ainsi une jurisprudence constante visant à préserver l’intégrité du marché intérieur (B).
A. La qualification de la redevance au regard de sa nature
La Cour affirme que la redevance en cause constitue une taxe d’effet équivalent à un droit de douane. Pour parvenir à cette conclusion, elle se fonde sur le critère de l’effet de la taxe, plutôt que sur sa dénomination ou sa finalité alléguée. Une taxe d’effet équivalent est toute charge pécuniaire, même minime, unilatéralement imposée, qui frappe les marchandises nationales ou étrangères en raison du fait qu’elles franchissent une frontière. En l’espèce, le droit était bien perçu lors de l’importation et calculé sur la valeur des marchandises, ce qui est caractéristique d’un prélèvement de nature douanière.
L’argument selon lequel ce droit rémunérerait un service spécifique, à savoir le dédouanement en lieu privé, est écarté. La Cour considère de longue date qu’une charge ne peut échapper à la qualification de taxe d’effet équivalent que si elle constitue la contrepartie d’un service réellement rendu à l’opérateur économique, et dont le montant est proportionnel audit service. Or, les opérations de dédouanement constituent une activité régalienne obligatoire, dont bénéficie l’État pour assurer le respect de sa réglementation, et non un service facultatif procurant un avantage individualisé à l’importateur. Le lieu de leur accomplissement, qu’il soit public ou privé, ne modifie pas la nature de cette obligation.
B. La confirmation d’une protection absolue du marché intérieur
En adoptant cette solution, la Cour de justice ne fait que réaffirmer une jurisprudence bien établie depuis les premières années de la construction communautaire. L’interdiction des taxes d’effet équivalent est conçue comme le corollaire indispensable de l’élimination des droits de douane entre les États membres, visant à empêcher que ces derniers ne réintroduisent des mesures protectionnistes sous une forme déguisée. La Cour a toujours interprété cette interdiction de manière très large pour garantir la fluidité des échanges.
La décision commentée s’inscrit donc dans une logique de cohérence et de rigueur. Elle rappelle que toute entrave pécuniaire, quelle que soit sa forme ou sa justification, est par principe incompatible avec les fondements de l’union douanière. La valeur de cet arrêt réside dans sa fermeté : il refuse de créer une brèche dans ce principe en admettant une exception fondée sur des considérations logistiques. La portée de la solution est claire, elle renforce la sécurité juridique pour les opérateurs économiques en garantissant que les règles du jeu commercial ne seront pas faussées par des prélèvements nationaux arbitraires.
Après avoir tranché la question de droit substantiel, la Cour se prononce sur le rôle du juge national dans l’application de cette solution.
II. L’office du juge national, garant de l’effectivité du droit communautaire
La seconde partie de la décision est consacrée au rôle fondamental du juge interne, qui se voit confier l’obligation d’écarter la norme nationale contraire au droit communautaire (A), consacrant ainsi le principe de primauté dans toute sa plénitude (B).
A. L’obligation de laisser la norme nationale inappliquée
La Cour énonce de manière non équivoque le devoir qui incombe au juge national. Face à un conflit entre une disposition de droit interne et une norme communautaire directement applicable, il ne doit ni attendre ni demander l’abrogation ou la modification de la première par la voie législative ou constitutionnelle. Il a « l’obligation d’assurer le plein effet de ces normes en laissant au besoin inappliquée, de sa propre autorité, toute disposition contraire ». Cette formule confère au juge national un pouvoir et un devoir d’une importance capitale.
Il devient ainsi le premier garant de l’application du droit communautaire. Cette obligation assure l’effet utile, ou *effet utile*, des normes européennes, qui sinon risqueraient de rester lettre morte si leur application était subordonnée au bon vouloir des autorités nationales. Le juge national n’annule pas la loi contraire, car il n’en a généralement pas le pouvoir, mais il l’écarte pour la résolution du litige dont il est saisi, assurant ainsi la prééminence de la règle communautaire dans le cas d’espèce.
B. La portée fondamentale du principe de primauté
Cette solution est la conséquence directe du principe de primauté du droit communautaire sur les droits nationaux, principe dégagé par la Cour dès l’arrêt *Costa contre ENEL* de 1964. Si le droit né des traités pouvait être remis en cause par des mesures nationales ultérieures, le fondement même de la Communauté serait menacé. La décision commentée ne se contente pas de rappeler ce principe ; elle en précise les modalités concrètes de mise en œuvre par les juridictions des États membres.
La portée de cette affirmation est considérable. Elle fait de chaque juge national un juge commun du droit communautaire et transforme l’ordre juridique de chaque État membre en un système intégré où les normes européennes doivent trouver leur pleine application. En obligeant le juge à faire prévaloir de lui-même le droit communautaire, la Cour renforce l’uniformité et l’efficacité de ce droit sur tout le territoire de l’Union. C’est un mécanisme essentiel d’intégration juridique, qui assure la suprématie de l’ordre juridique communautaire sans requérir une intervention centralisée pour chaque conflit de normes.