Par un arrêt du 13 décembre 1989, la Cour de justice des Communautés européennes s’est prononcée sur la portée juridique des recommandations dans l’ordre juridique communautaire. En l’espèce, un travailleur migrant atteint d’une maladie a sollicité la reconnaissance de son caractère professionnel auprès de l’organisme de sécurité sociale compétent. Ce dernier a opposé un refus au motif que la pathologie en cause ne figurait pas dans la liste nationale des maladies professionnelles, bien qu’elle soit mentionnée dans une liste annexée à une recommandation de la Commission. Saisie du litige, la juridiction nationale a sursis à statuer et a interrogé la Cour de justice par la voie d’une question préjudicielle. Elle cherchait à savoir si une recommandation, non transposée en droit interne malgré le temps écoulé, pouvait produire des effets directs et conférer des droits aux justiciables, dès lors que ses dispositions semblaient claires, précises et inconditionnelles. La question posée revenait donc à déterminer si une recommandation est susceptible d’être invoquée par un particulier devant une juridiction nationale pour faire écarter une législation nationale contraire. La Cour de justice répond par la négative, en affirmant que les recommandations ne sauraient « par elles-mêmes créer des droits dans le chef des justiciables ». Elle ajoute cependant que les juges nationaux « sont tenus de prendre les recommandations en considération » lors de l’interprétation du droit. Si la Cour écarte ainsi l’effet direct des recommandations en s’en tenant à une lecture littérale du traité (I), elle leur reconnaît néanmoins une portée normative indirecte en les érigeant en instruments d’interprétation pour le juge national (II).
I. Le rejet de l’effet direct des recommandations, une solution conforme à la lettre du traité
La Cour de justice, pour refuser de reconnaître un effet direct aux recommandations, s’appuie sur une interprétation stricte des textes fondateurs qui exclut toute force contraignante pour cette catégorie d’actes (A), ce qui emporte comme conséquence l’impossibilité pour les particuliers de s’en prévaloir pour revendiquer des droits subjectifs (B).
A. L’affirmation du caractère non contraignant des recommandations
La Cour de justice rappelle d’emblée la distinction fondamentale opérée par l’article 189 du traité CEE entre les différents actes de droit dérivé. Elle souligne que les recommandations, aux termes du cinquième alinéa de cet article, « ne lient pas ». Cette absence de caractère obligatoire constitue leur caractéristique essentielle, les différenciant nettement des règlements, directives et décisions. La solution de la Cour est donc avant tout fondée sur une exégèse littérale du traité, qui ne laisse place à aucune ambiguïté quant à la nature de ces instruments.
En agissant ainsi, la Cour confirme que la forme d’un acte détermine en principe sa nature juridique. Elle précise que les institutions communautaires recourent aux recommandations « lorsqu’elles ne détiennent pas, en vertu du traité, le pouvoir d’adopter des actes obligatoires ou lorsqu’elles estiment qu’il n’y a pas lieu d’édicter des règles plus contraignantes ». La Cour ne ferme pas la porte à une requalification si le contenu d’un acte contredisait sa forme, mais en l’espèce, les recommandations en cause visaient des articles du traité n’octroyant à la Commission qu’un pouvoir d’incitation et de coordination. Le choix de la recommandation était donc délibéré et conforme à la base juridique sur laquelle elle reposait.
B. L’absence de création de droits subjectifs pour les particuliers
La conséquence logique de l’absence de force obligatoire est l’incapacité des recommandations à engendrer par elles-mêmes des droits au profit des particuliers. La Cour énonce clairement qu’elles « ne sauraient créer des droits que les particuliers puissent invoquer devant un juge national ». Cette position s’inscrit en cohérence avec sa jurisprudence antérieure, qui conditionne l’effet direct d’une norme communautaire à son caractère inconditionnel et suffisamment précis, mais aussi et avant tout à sa nature contraignante. Une disposition qui ne lie pas ses destinataires ne peut logiquement pas être source d’obligations à leur charge ni de droits corrélatifs pour les tiers.
La Cour écarte par ailleurs l’argument soulevé par la juridiction de renvoi tenant au long délai écoulé depuis l’adoption de la recommandation. Le fait que plus de vingt-cinq ans se soient écoulés sans que tous les États membres aient pris des mesures de mise en œuvre « ne saurait avoir d’incidence sur la portée juridique de ce texte ». Le temps ne peut transformer la nature d’un acte juridique et conférer une force obligatoire à une simple invitation. Admettre le contraire reviendrait à permettre une modification de la hiérarchie des normes par la seule inertie des États, ce qui porterait atteinte à la sécurité juridique et aux compétences de chaque institution.
Malgré cette fin de non-recevoir claire et solidement motivée, la Cour ne s’arrête pas à ce constat formel. Elle complète sa réponse en attribuant aux recommandations une fonction qui, sans contredire leur nature non contraignante, leur assure une véritable utilité juridique.
II. La reconnaissance d’une portée juridique indirecte, une interprétation au service de l’effet utile
La Cour de justice dépasse la simple analyse textuelle pour conférer aux recommandations une fonction pragmatique dans le système juridique communautaire. Elle impose aux juges nationaux une obligation de prise en considération de ces actes (A), les transformant de fait en un outil d’interprétation essentiel pour assurer la cohérence du droit communautaire (B).
A. L’obligation de prise en considération par le juge national
Le véritable apport de cet arrêt réside dans la seconde partie de sa réponse. La Cour, tout en niant l’effet direct, affirme que les recommandations ne « peuvent être considérées pour autant comme dépourvues de tout effet juridique ». Elle crée ainsi à la charge des juridictions nationales une obligation inédite en énonçant qu’elles « sont tenues de prendre les recommandations en considération en vue de la solution des litiges qui leur sont soumis ». Cette obligation transforme la recommandation, simple instrument politique d’incitation, en un élément juridique pertinent que le juge ne peut ignorer dans son office.
La Cour précise les deux hypothèses principales dans lesquelles cette prise en considération s’impose. D’une part, lorsque les recommandations « éclairent l’interprétation de dispositions nationales prises dans le but d’assurer leur mise en oeuvre ». D’autre part, lorsqu’elles « ont pour objet de compléter des dispositions communautaires ayant un caractère contraignant ». Le juge national, en sa qualité de premier juge du droit communautaire, doit donc utiliser la recommandation comme une grille de lecture pour interpréter le droit national de manière conforme aux objectifs fixés par les institutions communautaires, même lorsque ces objectifs sont exprimés dans un acte non contraignant.
B. Un instrument d’interprétation au service de la cohérence du droit
En consacrant ce devoir d’interprétation conforme, la Cour de justice confère aux recommandations une portée normative indirecte. Elles ne créent pas de droits, mais influencent l’application des normes qui en créent. Cette solution pragmatique permet de concilier le respect de la lettre du traité, qui prive les recommandations de force obligatoire, avec le principe d’effet utile qui exige que tous les actes des institutions, même non contraignants, puissent déployer une certaine efficacité. Une recommandation totalement dépourvue d’effet juridique serait en effet un acte inutile.
Cette jurisprudence renforce considérablement le rôle du juge national comme acteur de l’intégration communautaire. Il lui est demandé de rechercher, dans les limites de son pouvoir d’interprétation, une solution compatible avec l’orientation donnée par une recommandation. Cela favorise une application plus uniforme du droit dans l’ensemble de l’Union, même dans des domaines où les compétences communautaires sont limitées. La recommandation devient un instrument de « soft law » puissant, guidant l’interprétation judiciaire et encourageant une harmonisation progressive des législations nationales par la voie prétorienne, palliant ainsi l’éventuelle carence des législateurs nationaux.