Par un arrêt du 23 novembre 1981, la Cour de justice des Communautés européennes a annulé une décision de la Commission qui refusait le bénéfice de la franchise des droits du tarif douanier commun pour l’importation de deux ordinateurs. L’affaire trouve son origine dans la demande d’une société importatrice, agissant pour le compte de deux universités, visant à faire admettre en franchise de droits de douane deux systèmes informatiques de haute performance fabriqués hors de la Communauté. Les autorités douanières nationales, confrontées à cette demande, l’ont transmise à la Commission conformément à la procédure prévue par la réglementation communautaire.
La Commission, après avoir consulté les États membres et recueilli l’avis d’un comité d’experts, a adopté une décision concluant que les appareils en question ne pouvaient être considérés comme des appareils scientifiques. Cette décision, adressée à tous les États membres, a fait obstacle à l’importation en franchise. La société importatrice a alors formé un recours en annulation contre cette décision devant la Cour de justice. En défense, la Commission a soulevé une exception d’irrecevabilité, arguant que la décision attaquée, de portée générale, ne concernait pas individuellement la requérante. Se posait donc, en premier lieu, la question de la recevabilité d’un tel recours intenté par un importateur agissant dans un seul État membre. En second lieu, sur le fond, le litige portait sur l’interprétation des critères définissant le caractère scientifique d’un appareil au sens du droit douanier communautaire et sur la régularité de leur application par la Commission.
La Cour a d’abord écarté l’exception d’irrecevabilite, estimant que la société requérante était bien individuellement concernée. Sur le fond, elle a ensuite annulé la décision de la Commission pour violation des formes substantielles en raison d’une motivation insuffisante, et pour violation des règles de fond relatives à la qualification d’instrument scientifique. Il conviendra donc d’examiner la solution retenue par la Cour quant à la recevabilité du recours, qui témoigne d’une approche pragmatique de l’accès à la justice (I), avant d’analyser le contrôle approfondi qu’elle exerce sur l’appréciation par la Commission du caractère scientifique des équipements (II).
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**I. L’accès au prétoire facilité pour l’opérateur économique directement affecté**
La Cour de justice consacre une interprétation large des conditions de recevabilité du recours en annulation, en écartant une approche jugée trop formaliste (A) pour reconnaître la qualité pour agir de la société directement à l’origine de la procédure administrative (B).
**A. Le rejet d’une conception formaliste de l’affectation individuelle**
La Commission soutenait que la décision attaquée revêtait un caractère général. Elle ne visait pas spécifiquement l’opération d’importation initiée par la requérante, mais bien toutes les importations futures d’ordinateurs de modèles identiques au sein de l’ensemble de la Communauté. Selon cette analyse, la décision n’affectait pas la société importatrice de manière individuelle, mais au même titre que tout autre importateur potentiel de ces mêmes appareils. Par conséquent, seuls le fabricant de ces ordinateurs ou l’ensemble des importateurs exclusifs au sein de la Communauté auraient eu qualité pour agir.
Cette argumentation s’appuie sur une lecture stricte de l’article 173, deuxième alinéa, du traité CEE, qui exige qu’une personne physique ou morale soit non seulement directement, mais aussi individuellement concernée par une décision dont elle n’est pas le destinataire. En considérant la décision comme une mesure de portée générale s’appliquant à des situations objectivement déterminées, la Commission tentait de fermer la voie du recours à l’opérateur qui, en pratique, était le plus directement touché par ses effets immédiats. Accepter cette thèse aurait conduit à priver de recours l’initiateur de la demande en franchise, au profit d’entités plus diffuses ou de la société mère non-communautaire, complexifiant ainsi considérablement la défense des droits tirés du droit communautaire.
**B. La consécration d’une approche pragmatique fondée sur les circonstances de l’espèce**
La Cour de justice rejette sans équivoque l’exception d’irrecevabilité. Elle relève que la société requérante n’est pas un opérateur économique quelconque, mais se trouve dans une situation factuelle qui la distingue nettement. Elle est « l’importateur exclusif pour la belgique, et c’est elle qui a introduit la demande qui a donné lieu à la décision litigieuse ». La Cour ajoute qu’elle est une filiale à cent pour cent de la société productrice. Face à cet ensemble de circonstances particulières, la Cour estime que ce « serait faire preuve d’un formalisme excessif que d’exiger que l’action soit portée devant la cour par la société mère ou que la requérante agisse conjointement avec les autres filiales importatrices de la communauté ».
Par cette décision, la Cour confirme sa jurisprudence antérieure selon laquelle un acte, même s’il prend la forme d’une décision de portée générale, peut concerner individuellement un opérateur économique lorsqu’il l’atteint en raison de certaines qualités qui lui sont particulières ou d’une situation de fait qui le caractérise par rapport à toute autre personne. En l’espèce, le fait d’avoir été à l’origine de la procédure administrative qui a abouti à la décision attaquée constitue l’élément déterminant qui individualise la requérante. Cette solution réaliste garantit un accès effectif au juge et protège les droits des entreprises qui interagissent avec l’administration communautaire, même lorsque les décisions qui en résultent sont adressées aux États membres.
Après avoir ainsi ouvert son prétoire à la société requérante, la Cour a pu exercer son contrôle sur la légalité de la décision de la Commission, tant sur la forme que sur le fond, en se livrant à une analyse minutieuse des obligations de l’institution.
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**II. Le contrôle approfondi de la légalité de l’appréciation administrative**
La Cour annule la décision de la Commission en sanctionnant d’une part une motivation jugée lacunaire et stéréotypée (A), et d’autre part une application erronée des critères de qualification d’un appareil scientifique (B).
**A. La censure d’une motivation insuffisante au regard des exigences de l’article 190 du traité**
La requérante reprochait à la décision de la Commission son absence de motivation circonstanciée, celle-ci se contentant de formules générales sans examiner les caractéristiques techniques spécifiques des ordinateurs en cause. La Commission se défendait en affirmant que les États membres, destinataires de la décision, connaissaient les raisons de sa position, et que la requérante pouvait les déduire des décisions antérieures similaires. La Cour rappelle fermement le triple objectif de l’obligation de motivation posée par l’article 190 du traité CEE : « donner aux parties la possibilité de défendre leurs droits, à la cour d’exercer son contrôle et aux états membres, comme a tout ressortissant intéressé, de connaître les conditions dans lesquelles la commission a fait application du traité ».
En conséquence, il ne suffit pas que les raisons de la décision soient connues des participants à la procédure ou déductibles par comparaison. La motivation doit figurer explicitement dans l’acte lui-même pour permettre à la partie concernée de préparer sa défense et au juge d’exercer pleinement son contrôle de légalité. En l’espèce, les considérants de la décision se limitaient à affirmer que les appareils « ne possèdent pas de caractéristiques objectives qui les rendent spécialement aptes à la recherche scientifique » et que « les appareils de ce genre sont principalement utilisés pour des activités non scientifiques ». Ce faisant, la Commission n’a pas permis de comprendre si elle se référait aux ordinateurs en général ou aux modèles spécifiques en cause, et n’a pas répondu aux arguments techniques détaillés fournis par la requérante. Cette carence a été jugée comme une violation des formes substantielles justifiant à elle seule l’annulation.
**B. La sanction d’une interprétation restrictive des critères du caractère scientifique**
Sur le fond, la Cour procède à un contrôle poussé de l’interprétation et de l’application des règlements par la Commission. Celle-ci avançait une vision restrictive, considérant qu’un ordinateur ne pouvait être un « instrument » scientifique car il ne mesure aucune grandeur physique, et que son caractère scientifique dépendrait non pas de sa conception matérielle (« hardware ») mais de ses logiciels d’application interchangeables (« software »). La Cour rejette cette définition, la jugeant « totalement dépassée par la science moderne » et non étayée par les textes, qui ne contiennent aucune justification pour une définition aussi étroite des termes « instrument » ou « appareil ».
De plus, la Cour examine les critères subsidiaires prévus par la réglementation. Alors que la Commission insistait sur la polyvalence des ordinateurs, la Cour rappelle que les textes n’exigent pas une aptitude exclusive à la recherche, mais seulement qu’un appareil soit « principalement apte à la réalisation d’activités scientifiques ». Elle relève également que l’analyse de l’utilisation générale des appareils, invoquée par la Commission pour justifier son refus, a été menée sur la base de données limitées à un seul État membre, alors que la réglementation impose un examen « qui doit englober toute la communauté ». En conclusion, la Cour constate que « ni la motivation de la décision litigieuse ni l’argumentation de la commission au cours de la procédure » n’ont démontré que des critères précis, conformes aux règlements, et tenant compte des caractéristiques objectives des appareils en cause, avaient été appliqués. L’annulation est donc également prononcée pour erreur de droit et erreur d’appréciation, renvoyant l’affaire à la Commission pour une nouvelle évaluation.