Saisie d’une question préjudicielle par la cour d’appel de Chambéry dans un arrêt du 7 janvier 1991, la Cour de justice des Communautés européennes a été amenée à se prononcer sur la compatibilité d’une législation nationale avec le principe de libre circulation des travailleurs. En l’espèce, une société française avait accueilli en stage une ressortissante irlandaise, inscrite dans un établissement d’enseignement technique en Irlande. L’organisme national de recouvrement des cotisations sociales avait procédé à un redressement, considérant que les charges sociales dues pour cette stagiaire devaient être calculées sur la base du salaire minimal interprofessionnel de croissance, et non sur la base de l’indemnité de stage réellement versée, plus faible. Cette méthode de calcul plus onéreuse était appliquée au motif que la stagiaire ne relevait pas du système d’éducation nationale français, contrairement aux stagiaires nationaux pour qui la base de calcul était l’indemnité perçue.
La société a contesté ce redressement devant les juridictions françaises. La procédure a conduit la cour d’appel de Chambéry à interroger la Cour de justice sur la conformité d’une telle pratique avec le droit communautaire. La juridiction de renvoi soulevait ainsi l’opposition entre la position de l’organisme de recouvrement, qui appliquait strictement la législation nationale distinguant les stagiaires selon leur appartenance au système éducatif français, et les prétentions de l’employeur qui y voyait une entrave à la libre circulation. Il s’agissait donc de déterminer si le principe de non-discrimination en raison de la nationalité, consacré par l’article 48 du traité CEE et le règlement n°1612/68, s’opposait à ce qu’une réglementation nationale instaure une base de calcul des cotisations sociales plus défavorable pour les employeurs de stagiaires originaires d’autres États membres.
À cette question, la Cour répond par l’affirmative, jugeant qu’une telle réglementation constitue une discrimination prohibée. Elle estime que « l’interdiction de toute discrimination en raison de la nationalité en matière de rémunération et d’avantages sociaux […] s’oppose à une réglementation nationale qui impose à un organisme chargé du recouvrement des cotisations sociales de prendre en compte, pour un travailleur stagiaire qui ne relève pas du système de l’Éducation nationale, une base de calcul des charges sociales patronales plus défavorable que celle qui est retenue pour un travailleur stagiaire qui relève du système national ».
La solution retenue par la Cour de justice repose sur une interprétation extensive du principe de non-discrimination (I), dont la portée concourt efficacement à la réalisation de la libre circulation des personnes (II).
I. La consécration d’une interprétation extensive du principe de non-discrimination
Pour aboutir à sa conclusion, la Cour qualifie le stagiaire de travailleur au sens du droit communautaire (A), ce qui lui permet ensuite de caractériser l’existence d’une discrimination indirecte fondée sur la nationalité (B).
A. L’application de la notion communautaire de travailleur au stagiaire
La Cour de justice rappelle en premier lieu le caractère fondamental de la notion de travailleur en droit communautaire. Elle réaffirme qu’il s’agit d’une notion autonome qui ne saurait être définie par les législations nationales. Est considérée comme travailleur « toute personne qui exerce des activités réelles et effectives, à l’exclusion d’activités tellement réduites qu’elles se présentent comme purement marginales et accessoires ». Le juge européen précise que la relation de travail est caractérisée par la fourniture d’une prestation, pendant un certain temps, en faveur d’une autre personne et sous sa direction, en contrepartie d’une rémunération.
En appliquant ces critères au cas d’espèce, la Cour confirme que le statut de stagiaire n’exclut pas la qualification de travailleur. Dès lors que le stagiaire exerce une activité réelle et effective dans des conditions qui remplissent les caractéristiques de la relation de travail, il doit bénéficier des protections attachées à la libre circulation. Cette approche permet d’étendre le champ d’application de l’article 48 du traité à des situations qui, bien que temporaires et formatives, relèvent économiquement du marché du travail. Le statut de la personne en cause ne dépend pas de la finalité de son activité, mais de la nature des prestations accomplies.
B. La caractérisation d’une discrimination indirecte en raison de la nationalité
Une fois la qualité de travailleur établie, la Cour examine si la réglementation nationale porte atteinte au principe d’égalité de traitement. Elle rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle l’interdiction de discrimination « prohibe non seulement les discriminations ostensibles, fondées sur la nationalité, mais encore toutes formes dissimulées de discrimination qui, par application d’autres critères de distinction, aboutissent en fait au même résultat ». Il s’agit de la prohibition des discriminations indirectes ou déguisées.
En l’espèce, le critère de différenciation utilisé par la législation française n’est pas directement la nationalité, mais l’appartenance du stagiaire au système d’éducation nationale français. La Cour constate cependant que ce critère, en apparence neutre, aboutit à un résultat discriminatoire. En effet, les stagiaires qui effectuent une formation dans le cadre d’un cursus scolaire dans un autre État membre seront, dans leur très grande majorité, des non-nationaux. En liant le bénéfice d’un allègement de charges sociales à un critère que seuls les nationaux peuvent aisément remplir, la législation désavantage de fait les ressortissants des autres États membres. La mesure litigieuse affecte donc essentiellement les travailleurs étrangers et constitue une discrimination indirecte prohibée.
II. La portée de la solution au service de la libre circulation des personnes
En condamnant cette forme de discrimination, la Cour neutralise une mesure qui décourage l’embauche de stagiaires communautaires (A) et renforce ainsi l’intégration professionnelle des jeunes sur le marché intérieur (B).
A. La sanction d’une mesure dissuasive à l’embauche des stagiaires communautaires
La Cour de justice souligne avec justesse que, bien que la réglementation sur les cotisations sociales s’adresse formellement aux employeurs, elle affecte en réalité directement les travailleurs stagiaires. En imposant des charges plus lourdes aux entreprises qui recrutent des stagiaires formés dans un autre État membre, la loi française crée une dissuasion économique à leur embauche. L’employeur sera naturellement enclin à préférer un stagiaire national pour lequel le coût du travail est inférieur.
Cette différence de traitement constitue donc un obstacle à l’accès à l’emploi pour les stagiaires non nationaux. La Cour considère que cette situation est de nature à décourager les employeurs d’offrir des possibilités de stage à ces derniers. La décision a donc pour effet de supprimer une barrière non tarifaire à la mobilité des travailleurs. Elle protège non seulement le droit du travailleur de ne pas être discriminé, mais aussi sa possibilité concrète d’accéder à des opportunités de formation professionnelle dans un autre État membre, en garantissant des conditions de concurrence équitables entre les candidats.
B. La contribution à l’intégration des jeunes travailleurs dans le marché intérieur
Au-delà de la situation particulière du litige, la portée de cet arrêt est significative. Il réaffirme que la libre circulation des travailleurs doit être effective et ne saurait être compromise par des réglementations nationales qui, sous couvert de critères neutres, entravent la mobilité à des fins de formation. L’accès à des stages professionnels dans d’autres pays de la Communauté est un vecteur essentiel d’acquisition de compétences et d’intégration au marché du travail européen.
En garantissant que les conditions d’accueil de ces stagiaires ne soient pas financièrement pénalisées, la Cour de justice assure l’effet utile des dispositions du traité relatives à la libre circulation. La décision s’inscrit dans une logique d’approfondissement du marché intérieur, où la mobilité des personnes, y compris pour des périodes de formation, est une composante fondamentale. Elle contribue ainsi à la construction d’un espace européen où les jeunes travailleurs peuvent développer leur parcours professionnel sans se heurter à des obstacles administratifs ou financiers fondés indirectement sur leur nationalité.