Un arrêt de la Cour de justice des Communautés européennes, rendu en réponse à des questions préjudicielles posées par une juridiction italienne le 3 décembre 1984, vient préciser le champ d’application territorial du principe de libre circulation des travailleurs. En l’espèce, un ressortissant italien, avocat exerçant en Italie, a été sanctionné par l’organisme national des chemins de fer pour avoir utilisé un train rapide sur une distance inférieure à la condition minimale de parcours fixée par la réglementation interne. L’intéressé a contesté cette sanction devant les juridictions nationales, soutenant que la limitation d’accès au train était contraire aux dispositions du droit communautaire relatives à la libre circulation des travailleurs. Le juge national, confronté à l’interprétation de l’article 48 du traité CEE, a sursis à statuer afin de demander à la Cour de justice si ce principe s’opposait à une telle réglementation nationale. La question de droit soumise à la Cour consistait donc à déterminer si les règles communautaires garantissant la libre circulation des travailleurs étaient applicables à une situation juridique dépourvue de tout élément d’extranéité, et si elles faisaient obstacle à la réglementation par un État membre des conditions d’accès à ses services de transport public. La Cour de justice répond par la négative, en énonçant que les dispositions du traité en matière de libre circulation « ne sauraient être appliquées a des situations qui ne presentent aucun facteur de rattachement a L’une quelconque des situations envisagees par le droit communautaire ». Elle ajoute qu’aucune autre norme communautaire ne s’oppose à ce que des conditions objectives et générales régissent l’utilisation de moyens de transport public.
La solution retenue par la Cour de justice délimite strictement le champ d’application matériel de la libre circulation, réaffirmant une limite consubstantielle à ce principe (I). Cette décision consacre par conséquent la compétence des États membres pour organiser leurs services publics, dès lors que les mesures adoptées ne sont pas discriminatoires (II).
I. L’affirmation d’une limite consubstantielle au champ d’application de la libre circulation des travailleurs
La Cour, pour écarter l’application de l’article 48 du traité CEE, s’appuie sur une jurisprudence constante qui exclut les situations purement internes du droit communautaire (A), ce qui la conduit à valider la réglementation nationale litigieuse au regard des objectifs du traité (B).
A. Le rejet de l’application du droit communautaire à une situation purement interne
La juridiction communautaire rappelle avec force que les dispositions relatives à la libre circulation des travailleurs visent à faciliter l’accès à l’emploi dans un autre État membre. Cet objectif structure l’ensemble du régime juridique applicable, lequel a pour finalité l’élimination des entraves aux déplacements transfrontaliers à des fins économiques. L’application de ces règles suppose donc nécessairement l’existence d’un lien de rattachement avec le droit communautaire. La Cour précise ainsi que « les dispositions du traité et la reglementation adoptee pour leur execution, en matiere de libre circulation des travailleurs, ne sauraient etre appliquees a des situations qui ne presentent aucun facteur de rattachement a L’une quelconque des situations envisagees par le droit communautaire ». En l’espèce, le requérant au principal est un ressortissant italien qui réside et travaille en Italie, et le litige est né d’un déplacement effectué intégralement sur le territoire italien. L’absence totale d’élément d’extranéité, c’est-à-dire de franchissement d’une frontière intracommunautaire, rend la situation purement interne. Par conséquent, elle échappe au champ d’application du droit communautaire de la libre circulation, qui n’a pas pour vocation de régir les droits des citoyens au sein de leur propre État membre.
B. La confirmation de la compétence étatique en matière de réglementation non discriminatoire
Après avoir constaté l’inapplicabilité de l’article 48 du traité, la Cour examine si une autre règle de droit communautaire pourrait faire obstacle à la réglementation nationale. Elle répond par la négative en soulignant que le droit communautaire n’interdit pas « des restrictions, applicables sans discrimination, au libre acces aux moyens de transport a L’interieur D’un etat membre et fondees sur des necessites D’organisation rationnelle et economique ». La Cour opère ici une distinction fondamentale entre une mesure discriminatoire en raison de la nationalité, qui serait prohibée, et une condition d’accès objective et générale. La réglementation italienne subordonnant l’usage d’un train à une distance minimale s’applique à tous les voyageurs sans distinction de leur nationalité. Elle relève de la simple organisation d’un service public et ne constitue pas une entrave à la mobilité des travailleurs au sens du droit communautaire. La décision valide ainsi la marge de manœuvre dont disposent les États membres pour organiser leurs services internes, à condition que les règles édictées ne créent pas de discrimination, directe ou indirecte, à l’encontre des ressortissants des autres États membres.
II. La portée de la notion de « situation purement interne » en droit communautaire
Cette jurisprudence, loin d’être un simple arrêt d’espèce, constitue une pierre angulaire de la délimitation des compétences entre l’Union et ses États membres (A). Elle met en lumière la différence essentielle qui sépare la notion de restriction de celle de discrimination, une distinction cardinale pour la bonne application du droit du marché intérieur (B).
A. Une jurisprudence protectrice de l’ordre juridique interne
La notion de « situation purement interne » agit comme un mécanisme de répartition des compétences. En refusant d’appliquer le droit communautaire à des faits cantonnés à l’intérieur d’un seul État membre et ne concernant que ses propres nationaux, la Cour préserve l’autonomie des ordres juridiques nationaux. Sans cette limite, le droit communautaire risquerait de s’immiscer dans des domaines relevant de la compétence exclusive des États, comme l’organisation des services publics, la politique des transports nationaux ou le droit administratif général. Cette solution évite également le phénomène dit de la « discrimination à rebours », situation dans laquelle un national se verrait paradoxalement moins bien traité par son propre droit qu’un ressortissant d’un autre État membre qui, lui, pourrait invoquer les protections du droit communautaire. En circonscrivant l’empire du droit de l’Union aux seules situations présentant un lien objectif avec l’intégration européenne, la Cour maintient un équilibre et respecte le principe de subsidiarité.
B. La distinction fondamentale entre restriction et discrimination
L’arrêt souligne implicitement une distinction conceptuelle majeure en droit du marché intérieur. La libre circulation des travailleurs, comme les autres libertés fondamentales, vise avant tout à abolir les discriminations fondées sur la nationalité. Une mesure nationale qui s’applique indistinctement à tous les individus, nationaux ou non, ne constitue pas, en principe, une discrimination. La réglementation ferroviaire en cause est une simple restriction d’usage, motivée par des considérations économiques et d’organisation du service. Elle ne vise pas à exclure ou à désavantager les travailleurs migrants. La Cour admet ainsi que toutes les réglementations nationales qui affectent d’une manière ou d’une autre l’exercice d’une activité économique ne sont pas pour autant des entraves prohibées par le traité. Seules celles qui ont pour objet ou pour effet d’instaurer un traitement différencié et défavorable à l’encontre des ressortissants des autres États membres tombent sous le coup de l’interdiction posée par le droit communautaire.