L’arrêt rendu par la Cour de justice des Communautés européennes dans les affaires jointes 161 et 162/80 clarifie la portée du pouvoir d’organisation des institutions communautaires face aux garanties statutaires des fonctionnaires. En l’espèce, deux fonctionnaires de la Commission, affectées depuis de nombreuses années au bureau de presse et d’information à Rome, ont été informées par une lettre du directeur général du personnel de leur transfert prochain au siège de Bruxelles. Cette mesure s’inscrivait dans le cadre d’un « système de rotation » instauré par une décision de la Commission en 1976, visant à organiser la mobilité du personnel entre les bureaux extérieurs et l’administration centrale. Les fonctionnaires concernées ont contesté cette décision, estimant qu’elle constituait une mesure illégale et non consentie.
Saisies d’un recours en annulation, les requérantes ont d’abord dû faire face à une exception d’irrecevabilité soulevée par la Commission, qui qualifiait la communication litigieuse de simple acte préparatoire et non de décision faisant grief. Sur le fond, les fonctionnaires soutenaient que leur transfert s’analysait en une mutation irrégulière, que le système de rotation ne leur était pas applicable, qu’il ne pouvait s’opérer sans leur consentement et que leur situation personnelle n’avait pas été suffisamment prise en compte. Se posait donc à la Cour la question de savoir dans quelle mesure une institution communautaire peut imposer un changement de lieu d’affectation à ses fonctionnaires au nom de l’intérêt du service, et quelles sont les limites d’un tel pouvoir au regard des droits des agents.
La Cour de justice rejette les recours après avoir écarté l’exception d’irrecevabilité. Elle juge que la communication, par son contenu et la qualité de son auteur, pouvait objectivement être perçue comme une décision définitive. Sur le fond, la Cour valide le transfert en affirmant la large liberté des institutions dans l’organisation de leurs services, à condition de respecter les garanties fondamentales du statut. Elle précise que la mobilité géographique est une obligation inhérente au statut de fonctionnaire européen et que le consentement des agents n’est pas une condition requise pour leur réaffectation, laquelle doit seulement être justifiée par l’intérêt du service et garantir une équivalence d’emploi.
La décision de la Cour permet de préciser le cadre juridique applicable aux mouvements de personnel au sein des institutions (I), tout en consacrant fermement la primauté des impératifs organisationnels sur les considérations individuelles des agents (II).
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**I. La clarification du régime juridique des mobilités géographiques**
L’arrêt apporte une contribution significative en distinguant la notion de réaffectation de celle de mutation, pour ensuite soumettre ces deux formes de mobilité à un socle commun de garanties statutaires.
**A. La distinction entre mutation et réaffectation : une requalification pragmatique**
Les requérantes fondaient une partie de leur argumentation sur la qualification de leur transfert en « mutation », au sens des articles 4 et 29 du statut, laquelle suppose une vacance d’emploi et des formalités spécifiques. La Cour écarte cette analyse en opérant une distinction fonctionnelle. Elle énonce qu’« il n’y a lieu à mutation, au sens propre du terme, qu’en cas de transfert d’un fonctionnaire à un emploi vacant ». Par opposition, lorsque le fonctionnaire est transféré avec son emploi, il s’agit d’une simple réaffectation, qui ne donne pas lieu à une vacance de poste.
Cette requalification n’est pas purement sémantique ; elle a pour conséquence directe d’écarter l’application des procédures plus lourdes prévues pour les mutations. En validant la pratique administrative de la réaffectation, la Cour offre aux institutions un outil de gestion plus souple pour adapter la localisation de leurs effectifs aux besoins du service. Cette approche pragmatique évite que l’organisation interne ne soit paralysée par des contraintes procédurales excessives, tout en reconnaissant que la mobilité est un élément essentiel de la gestion des ressources humaines au sein d’une administration répartie sur plusieurs territoires. La Cour neutralise ainsi un argument formaliste qui aurait pu entraver la réorganisation des services.
**B. La soumission de toute mobilité aux garanties fondamentales du statut**
Toutefois, cette souplesse accordée à l’administration n’est pas sans limites. La Cour prend soin de préciser que la distinction technique entre mutation et réaffectation ne prive pas le fonctionnaire des protections essentielles que lui confère son statut. Elle affirme que « les décisions de réaffectation sont soumises, au même titre que les mutations, en ce qui concerne la sauvegarde des droits et intérêts légitimes des fonctionnaires concernés, aux règles de l’article 7, paragraphe 1, du statut ».
Cette disposition impose deux conditions fondamentales à toute décision d’affectation : la mesure doit être prise dans l’intérêt du service et elle doit respecter le principe d’équivalence des emplois, assurant au fonctionnaire un poste correspondant à sa catégorie et à son grade. En ramenant le contrôle judiciaire à ces deux critères essentiels, la Cour établit un équilibre. D’une part, elle libère l’administration des contraintes formelles de la mutation pour les simples transferts de poste. D’autre part, elle garantit que la substance des droits du fonctionnaire est préservée, quelle que soit la qualification juridique de la mesure. Cette solution assure que la mobilité, même facilitée, ne peut servir de prétexte à une sanction déguisée ou à une déqualification professionnelle.
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**II. L’affirmation de la primauté de l’intérêt du service sur les situations individuelles**
Au-delà de la qualification juridique du transfert, l’arrêt se prononce sur le fond du pouvoir d’organisation de l’administration et affirme sans ambiguïté la prééminence de l’intérêt du service, ce qui se traduit par un pouvoir d’organisation étendu et une obligation de mobilité pour les fonctionnaires.
**A. Le pouvoir discrétionnaire de l’administration dans l’organisation de ses services**
La Cour rejette avec force l’argument des requérantes selon lequel une réaffectation ne pourrait s’opérer sans leur consentement. Elle juge qu’une telle conception « aurait pour effet de limiter d’une manière intolérable la liberté de disposition des institutions dans l’organisation de leurs services et dans l’adaptation de cette organisation à l’évolution des besoins ». Ce faisant, elle consacre un large pouvoir discrétionnaire de l’administration pour affecter son personnel en fonction des missions qui lui sont confiées. L’intérêt du service devient ainsi la pierre angulaire de la légalité de la décision de transfert.
Cette affirmation est d’autant plus forte que la Cour valide également le motif réel de la décision, qui n’était pas seulement la rotation du personnel mais aussi la réduction des effectifs pléthoriques du bureau de Rome. En admettant que la réorganisation puisse poursuivre plusieurs objectifs, y compris des ajustements d’effectifs, la Cour renforce encore la marge d’appréciation de l’administration. Le contrôle du juge ne porte pas sur l’opportunité de la réorganisation, mais uniquement sur le respect des garanties statutaires et l’absence d’erreur manifeste d’appréciation quant à l’existence d’un intérêt du service.
**B. L’obligation de mobilité, corollaire du statut de fonctionnaire européen**
En contrepartie de ce large pouvoir administratif, la Cour définit la mobilité comme une obligation fondamentale pour le fonctionnaire. Elle énonce que « le fonctionnement de l’administration communautaire comporte, pour tout fonctionnaire européen, l’obligation d’accepter toute affectation répondant à la catégorie et au grade de son emploi, conformement aux exigences du service, dans l’ensemble de la communauté ». La mobilité géographique n’est donc pas une éventualité exceptionnelle, mais une caractéristique inhérente à la fonction publique européenne.
La Cour précise que les contraintes personnelles et familiales qui en découlent sont la contrepartie des avantages matériels et des prérogatives attachés au statut. Même si la décision de rotation prévoyait un examen des situations personnelles pour les agents des catégories B et C, cet examen ne confère pas un droit de veto aux agents. L’administration conserve le pouvoir d’arbitrer entre les difficultés personnelles exposées et les exigences du service. En distinguant clairement le statut des fonctionnaires de celui des agents locaux, recrutés pour un lieu déterminé, la Cour souligne que la stabilité géographique n’est pas un droit acquis pour ceux qui ont embrassé une carrière européenne.