Par un arrêt dont la portée est significative, la Cour de justice a précisé l’interprétation de la directive 69/335 du Conseil du 17 juillet 1969 concernant les impôts indirects frappant les rassemblements de capitaux. En l’espèce, une société de capitaux avait procédé à une émission obligataire pour financer ses activités. Par la suite, l’administration fiscale d’un État membre a soumis cette opération à une imposition qui ne relevait pas du droit d’apport initial. La société a contesté cette taxation, arguant qu’elle était contraire aux objectifs d’harmonisation fiscale poursuivis par le droit de l’Union européenne. Le litige fut porté devant une juridiction nationale, laquelle, confrontée à une difficulté d’interprétation de la directive, sursit à statuer pour poser une question préjudicielle à la Cour de justice.
Il s’agissait de déterminer si l’article 11 de la directive 69/335 s’oppose à la perception par un État membre d’une imposition sur un emprunt obligataire émis par une société de capitaux, lorsque cette imposition ne figure pas parmi celles limitativement énumérées par l’article 12 de cette même directive. La Cour de justice a répondu par l’affirmative en jugeant que « L’ article 11 de la directive 69/335 doit être interprété en ce sens qu’ un État membre n’ est pas autorisé à soumettre les sociétés de capitaux, définies à l’ article 3 de la directive, au titre d’ un emprunt obligataire, opération visée à l’ article 11 de cette même directive, à une imposition autre que les taxes et droits mentionnés à l’ article 12 de ladite directive ». Cette solution réaffirme le principe de l’interdiction des impositions multiples sur les rassemblements de capitaux (I), consolidant ainsi la fluidité du marché intérieur par le droit fiscal (II).
I. L’interdiction renforcée des impositions sur les rassemblements de capitaux
La décision commentée s’inscrit dans la logique d’harmonisation fiscale voulue par le législateur de l’Union, en réaffirmant la primauté de la directive sur les prérogatives fiscales nationales (A) et en adoptant une interprétation stricte des dérogations possibles (B).
A. La finalité d’harmonisation de la directive
La directive 69/335 vise à favoriser la libre circulation des capitaux, condition essentielle à la création d’un marché commun présentant des caractéristiques analogues à celles d’un marché intérieur. Pour ce faire, elle a entendu supprimer les impôts indirects qui, dans les États membres, entravaient les mouvements de capitaux, notamment par des effets de double imposition ou des discriminations. L’arrêt s’inscrit pleinement dans cet objectif en rappelant que les opérations de financement des sociétés de capitaux, une fois le capital social constitué et soumis au droit d’apport harmonisé, ne sauraient être à nouveau taxées au gré des législations nationales.
Le raisonnement de la Cour repose sur l’idée que permettre aux États membres de taxer des opérations telles que les emprunts obligataires reviendrait à réintroduire des obstacles que la directive avait précisément pour but d’éliminer. Une telle taxation créerait des distorsions de concurrence et fragmenterait le marché européen du financement d’entreprise. En censurant la position de l’État membre, la Cour fait prévaloir la cohérence du système fiscal harmonisé sur les volontés fiscales nationales, garantissant ainsi une application uniforme du droit de l’Union.
B. L’interprétation stricte des dérogations autorisées
La Cour articule son raisonnement sur une lecture combinée des articles 11 et 12 de la directive. L’article 11 pose un principe d’interdiction large : les États membres ne peuvent soumettre les opérations de rassemblement de capitaux, parmi lesquelles figurent les emprunts obligataires, à « aucune imposition de quelque nature que ce soit ». La décision commentée précise que cette interdiction est la règle et que les exceptions prévues doivent être comprises de manière restrictive.
En effet, l’article 12 énumère de façon exhaustive les taxes et droits que les États membres restent autorisés à percevoir, tels que les droits de mutation ou les droits d’un montant fixe. La Cour juge ainsi que la liste de l’article 12 constitue un système fermé de dérogations. Par conséquent, toute imposition nationale qui frappe une opération visée à l’article 11, sans pour autant correspondre à l’une des catégories de l’article 12, est illégale. La Cour estime donc qu’un État membre n’est pas autorisé à prélever « une imposition autre que les taxes et droits mentionnés à l’ article 12 », conférant à l’interdiction un caractère quasi absolu.
II. La consolidation du marché intérieur par la neutralité fiscale
En limitant la souveraineté fiscale des États membres dans un domaine harmonisé (A), la Cour de justice renforce la sécurité juridique des entreprises et la portée du marché unique (B).
A. L’encadrement de la souveraineté fiscale étatique
La présente décision est une illustration claire de la tension entre la souveraineté fiscale des États membres et les exigences du droit de l’Union. Si la fiscalité directe demeure en grande partie une compétence nationale, les impôts indirects susceptibles d’affecter le fonctionnement du marché intérieur font l’objet d’une harmonisation poussée. En jugeant qu’un État ne peut créer une nouvelle charge fiscale sur les emprunts obligataires, la Cour rappelle que la compétence fiscale nationale doit s’exercer dans le respect des règles communes.
Cette solution empêche les États membres de contourner les interdictions posées par la directive en créant des taxes aux dénominations nouvelles mais aux effets identiques. Elle garantit ainsi une égalité de traitement pour les sociétés de capitaux, quelle que soit leur localisation au sein de l’Union. La critique implicite vise une approche purement nationale de la fiscalité d’entreprise, qui ignorerait les impératifs d’intégration économique et de concurrence non faussée au sein du marché intérieur. La décision réaffirme que la construction européenne passe aussi par une discipline fiscale collective.
B. La portée de la décision pour le financement des entreprises
Sur le plan pratique, la portée de cet arrêt est considérable pour les sociétés de capitaux. Il leur offre une sécurité juridique et financière accrue en matière de financement par endettement. Les entreprises peuvent désormais émettre des emprunts obligataires dans l’ensemble de l’Union avec l’assurance de ne pas être soumises à des taxes imprévues qui viendraient alourdir le coût de leur financement. Cette prévisibilité est un facteur essentiel d’attractivité pour les investisseurs et de compétitivité pour les entreprises.
Plus largement, la décision consolide l’une des quatre libertés fondamentales : la libre circulation des capitaux. En garantissant une neutralité fiscale pour certaines opérations de financement, elle fluidifie les flux d’investissement transfrontaliers et contribue à l’émergence d’un véritable marché européen des capitaux. L’arrêt a donc une valeur de principe, en ce qu’il dissuade pour l’avenir toute tentative étatique de taxer indirectement les moyens de financement essentiels à la croissance et à l’investissement des entreprises au sein de l’Union européenne.