L’arrêt soumis au commentaire est une décision préjudicielle rendue par la Cour de justice des Communautés européennes. Elle interprète les dispositions du droit communautaire relatives au régime du prélèvement supplémentaire dans le secteur du lait, plus précisément les conditions d’attribution d’une quantité de référence spécifique aux producteurs ayant participé à un programme de non-commercialisation.
Un producteur de lait, déjà titulaire d’une quantité de référence initiale, a pris à bail des terres précédemment soumises à un engagement de non-commercialisation. En conséquence, il s’est vu octroyer une quantité de référence spécifique à titre provisoire. Toutefois, au lieu d’augmenter sa production globale, ce producteur a cédé temporairement à une autre exploitation l’usage de sa quantité de référence initiale. Il a ensuite produit une quantité de lait inférieure à la seule quantité de référence spécifique provisoire avant de cesser toute livraison.
L’autorité nationale compétente a refusé de lui attribuer la quantité de référence spécifique à titre définitif. Elle a considéré que le producteur n’avait pas satisfait aux exigences de reprise effective de la production. Saisi du litige, le juge national de première instance a rejeté le recours du producteur. Ce dernier a alors formé un pourvoi devant la juridiction suprême nationale, laquelle, confrontée à une difficulté d’interprétation du règlement communautaire applicable, a décidé de surseoir à statuer. Elle a ainsi posé une question préjudicielle à la Cour de justice.
Il était donc demandé à la juridiction européenne si un producteur, qui n’a pas utilisé la quantité de référence spécifique provisoirement allouée pour accroître sa production laitière mais a plutôt loué sa quantité de référence initiale, peut néanmoins se voir attribuer ladite quantité spécifique à titre définitif.
La Cour de justice répond par la négative. Elle énonce que la réglementation doit être interprétée à la lumière des principes régissant le régime d’octroi d’une quantité de référence spécifique. Un producteur qui dispose déjà d’une quantité de référence initiale ne peut obtenir l’attribution définitive d’une quantité spécifique supplémentaire s’il ne l’a pas utilisée lui-même pour accroître la production laitière de son exploitation. La Cour précise que la location de la quantité initiale, tout en ne produisant qu’au titre de la quantité spécifique provisoire, caractérise une telle situation.
L’analyse de cette décision révèle que la Cour de justice privilégie une interprétation finaliste des conditions d’octroi des quantités de référence (I), consacrant ainsi une logique économique stricte visant à contrôler efficacement la production laitière (II).
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**I. Une interprétation finaliste des conditions d’octroi des quantités de référence**
Face à une situation non explicitement prévue par les textes, la Cour de justice a dépassé l’analyse littérale pour se fonder sur l’objectif même du dispositif, réaffirmant ainsi la finalité de la reprise de la production.
**A. Le dépassement d’une lacune textuelle par l’interprétation téléologique**
La Cour constate d’emblée que le libellé de la disposition litigieuse ne visait pas directement la situation du litige. Le règlement avait été rédigé à une époque où la règle dite « anticumul » interdisait à un producteur de détenir à la fois une quantité de référence initiale et une quantité spécifique. L’invalidation de cette règle par un arrêt antérieur a créé un vide juridique, rendant le texte inadapté aux cas de cumul.
Face à cette carence, la Cour a refusé de s’en tenir à une lecture littérale qui se serait avérée insuffisante. Elle a plutôt choisi une approche téléologique, c’est-à-dire une interprétation fondée sur les buts poursuivis par la législation. Pour ce faire, elle s’est référée aux principes généraux du régime des quantités de référence spécifiques. Cette méthode lui permet de « compléter la disposition en cause sans pour autant la réécrire », en s’assurant que son application demeure cohérente avec l’intention du législateur.
**B. La réaffirmation de l’objectif de reprise effective de la production**
L’objectif fondamental de l’attribution d’une quantité de référence spécifique est de permettre à un producteur de « reprendre les ventes directes et/ou les livraisons ». Le système a été conçu pour les opérateurs ayant cessé leur activité laitière, afin de leur permettre de redevenir des producteurs actifs. La Cour souligne que cette quantité de référence ne saurait être octroyée à un producteur qui « n’a pas l’intention ou la capacité de produire lui-même les quantités attribuées ».
Par conséquent, dans l’hypothèse d’un cumul, la quantité spécifique doit servir à « accroître sa production existante ». L’acte de louer sa quantité initiale pour ne produire que sous l’égide de la quantité provisoire contrevient directement à cet objectif. Une telle manœuvre ne conduit à aucune augmentation de la production sur l’exploitation, mais constitue un simple réaménagement des droits de produire. La Cour rappelle ainsi que le droit à une quantité de référence est intrinsèquement lié à l’exercice personnel et effectif d’une activité de production.
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**II. La consécration d’une logique économique de maîtrise de la production**
En validant le refus d’attribution définitive, la Cour de justice prévient les détournements de procédure et conforte le principe selon lequel les quotas ne sont pas de simples actifs financiers détachés de l’exploitation.
**A. Le rejet d’un avantage commercial sans lien avec l’activité professionnelle**
La Cour met en lumière le risque qu’un producteur puisse obtenir un « avantage commercial » sans rapport avec son activité productive. En louant sa quantité de référence initiale, le producteur transforme un droit de produire en une source de revenus locatifs, tout en utilisant la quantité spécifique non pour augmenter sa production mais pour maintenir une activité minimale. La Cour estime qu’un tel montage constitue un détournement de la finalité du régime.
Elle s’appuie sur une jurisprudence constante selon laquelle un producteur ne peut s’attendre à recevoir un avantage qui ne proviendrait pas de « son activité professionnelle ». L’attribution d’une quantité de référence spécifique a pour but de soutenir la reprise ou l’expansion de l’exploitation, et non d’offrir une opportunité de spéculation sur les droits à produire. La solution retenue est donc une sanction logique de l’utilisation de la réglementation à des fins autres que celles pour lesquelles elle a été créée.
**B. La portée du principe de l’exploitation personnelle des droits à produire**
Au-delà du cas d’espèce, la décision renforce la nature même des quotas laitiers comme étant attachés à l’exploitation et à l’activité personnelle du producteur. L’interdiction de cession temporaire de la quantité spécifique provisoire, déjà prévue par les textes, est ici étendue dans son esprit à l’ensemble du montage. La Cour considère que permettre la location de la quantité initiale dans ce contexte reviendrait à contourner cette interdiction.
Cette interprétation s’inscrit pleinement dans l’objectif global du régime du prélèvement supplémentaire, qui vise à « la réduction des déséquilibres entre l’offre et la demande de lait et de produits laitiers ». En liant l’octroi de droits à produire à une augmentation effective de la production personnelle, la Cour s’assure que le système ne favorise pas des stratégies qui, tout en étant financièrement avantageuses pour un opérateur, seraient neutres ou néfastes pour la maîtrise des volumes de production au niveau communautaire.