Par un arrêt rendu dans l’affaire 24/88, la Cour de justice des Communautés européennes a été amenée à interpréter les dispositions du règlement n° 1408/71 relatives au droit aux allocations familiales en cas d’exercice d’activités professionnelles dans plusieurs États membres.
En l’espèce, un travailleur de nationalité belge, résidant en Belgique avec sa famille, exerçait une activité salariée en France tout en menant une activité accessoire de travailleur indépendant en Belgique. Pendant plusieurs années, un organisme social belge lui a versé des allocations familiales au titre de son emploi en France, conformément à l’article 73 du règlement. Suite à la découverte de son activité indépendante en Belgique, pour laquelle il percevait également des allocations familiales d’un montant inférieur, cet organisme a estimé que les règles de non-cumul de l’article 76 du même règlement devaient s’appliquer. Il a en conséquence décidé que seul le régime belge des travailleurs indépendants était compétent et a réclamé le remboursement des sommes versées au titre du régime des travailleurs salariés.
Le travailleur a contesté cette décision de remboursement devant le Tribunal du travail de Dinant. Cette juridiction, confrontée à une difficulté d’interprétation du droit communautaire, a saisi la Cour de justice d’une question préjudicielle. Il s’agissait de déterminer si, en cas de cumul d’activités, la règle de priorité de l’État de résidence entraînait une suppression totale du droit aux allocations dans l’État d’emploi, ou si elle permettait au travailleur de conserver le bénéfice du montant le plus élevé. Plus précisément, le droit aux prestations dans l’État d’emploi devait-il être simplement suspendu à concurrence du montant perçu dans l’État de résidence, ouvrant ainsi droit à un complément différentiel ?
La Cour de justice répond que « l’article 76 du règlement n° 1408/71 du Conseil doit être interprété en ce sens que le droit aux allocations familiales dues par l’État membre d’emploi en vertu de l’article 73 de ce règlement n’est suspendu que jusqu’à concurrence du montant des allocations de même nature effectivement versées dans l’État membre sur le territoire duquel les membres de la famille résident ». Elle ajoute que lorsque le montant perçu dans l’État de résidence est inférieur, le travailleur a droit, à la charge de l’institution de l’État d’emploi, à un « complément d’allocations égal à la différence entre les deux montants ». La solution retenue par la Cour consacre une conception finaliste des règles de coordination (I), garantissant ainsi la pleine effectivité des droits tirés de la législation la plus favorable (II).
I. La consécration d’une interprétation finaliste des règles de coordination
La Cour de justice, en définissant les modalités d’application de la règle anticumul de l’article 76, refuse une application littérale qui aurait conduit à une extinction pure et simple du droit aux allocations françaises (A), au profit d’une solution pragmatique qui préserve les droits du travailleur par l’octroi d’un complément (B).
A. Le refus d’une suspension intégrale du droit aux prestations
La règle posée à l’article 76 du règlement n° 1408/71 prévoit la suspension du droit aux prestations familiales dues en vertu de la législation de l’État d’emploi lorsqu’une activité professionnelle est exercée dans l’État de résidence de la famille. Une lecture stricte de cette disposition aurait pu conduire à considérer que l’existence d’une activité, même accessoire, dans l’État de résidence suffisait à faire naître un droit prioritaire dans cet État, et à éteindre complètement le droit né dans l’autre État membre. C’est d’ailleurs l’interprétation qui avait été retenue par l’organisme national, aboutissant à la suppression des allocations plus avantageuses du régime salarié et à une demande de remboursement.
La Cour écarte cependant une telle approche, la jugeant contraire aux objectifs du traité. Elle rappelle que les règlements pris en matière de sécurité sociale des travailleurs migrants visent à établir la libre circulation des travailleurs, principe consacré par l’article 51 du traité CEE. Dans cette optique, les règles de coordination, y compris les dispositions anticumul, ne sauraient être appliquées « de manière à priver le travailleur, par la substitution des allocations ouvertes dans un État membre aux allocations dues par un autre État membre, du bénéfice des allocations plus favorables ». L’article 76 n’a donc pas pour finalité d’éteindre un droit, mais seulement d’éviter un double paiement pour une même période et pour les mêmes membres de la famille. La suspension ne peut donc être totale.
B. L’affirmation du droit à un complément différentiel
En rejetant la thèse de la suspension intégrale, la Cour de justice précise le mécanisme de coordination applicable. Le droit aux allocations dans l’État de résidence, fondé sur l’exercice d’une activité professionnelle sur son territoire, est bien prioritaire. Toutefois, le droit aux allocations dans l’État d’emploi n’est pas anéanti ; il est seulement suspendu, et ce, de manière partielle. La suspension ne joue qu’à due concurrence du montant des prestations effectivement versées dans l’État de résidence.
La conséquence directe de cette interprétation est l’ouverture d’un droit à un complément de prestations. Si le montant des allocations prévues par la législation de l’État d’emploi est supérieur à celui des allocations perçues dans l’État de résidence, le travailleur conserve le droit de réclamer la différence. Ce complément différentiel est à la charge de l’institution compétente de l’État d’emploi. Cette solution assure que le travailleur ne subit aucune perte de droits du fait de l’application des règles de coordination, tout en respectant l’objectif de l’article 76 qui est d’empêcher un enrichissement sans cause par le cumul intégral de deux prestations de même nature.
II. La garantie de l’effectivité des droits du travailleur migrant
La décision de la Cour a une valeur qui dépasse la simple technique de coordination des prestations, car elle réaffirme la primauté de l’objectif de libre circulation (A). Sa portée est également notable, car elle étend une jurisprudence protectrice à une nouvelle hypothèse de cumul d’activités (B).
A. La primauté de l’objectif de libre circulation des travailleurs
La valeur de cet arrêt réside dans son attachement à une interprétation téléologique du droit communautaire. La Cour ne se contente pas d’une exégèse littérale des textes ; elle les replace dans le contexte des objectifs fondamentaux du traité. Le principe de la libre circulation des travailleurs implique que les citoyens communautaires qui exercent ce droit ne doivent pas subir de désavantages en matière de sécurité sociale par rapport à ceux qui n’ont jamais quitté leur pays. Or, priver un travailleur du bénéfice d’allocations familiales plus élevées au seul motif qu’il exerce une activité accessoire dans son État de résidence constituerait une entrave manifeste à cette liberté.
En garantissant le maintien du montant le plus favorable, la Cour assure la neutralité des règles de coordination. Le travailleur est ainsi placé dans une situation identique à celle qui aurait été la sienne s’il n’avait exercé qu’une seule activité dans l’État membre offrant les prestations les plus généreuses. Cette solution est non seulement conforme à l’esprit du traité, mais elle est également dictée par une exigence d’équité, en évitant qu’une situation de pluriactivité, souvent subie, ne se traduise par une pénalisation financière pour le travailleur et sa famille.
B. L’extension d’une solution jurisprudentielle protectrice
En statuant comme elle le fait, la Cour consolide une ligne jurisprudentielle déjà bien établie. Elle se réfère explicitement à son arrêt du 23 avril 1986, *Ferraioli*, dans lequel le principe du complément différentiel avait été consacré. La portée de la présente décision est d’étendre sans ambiguïté cette solution à une situation factuelle nouvelle et complexe : celle d’un travailleur salarié dans un État membre exerçant simultanément une activité indépendante dans son État de résidence. La jurisprudence *Ferraioli* concernait le cumul de droits ouverts au titre de l’activité du conjoint. Ici, la Cour étend la même logique au cumul de droits ouverts par le même travailleur au titre de deux activités professionnelles de nature différente.
Cet arrêt n’est donc pas une simple décision d’espèce. Il revêt le caractère d’un arrêt de principe qui clarifie et renforce le mécanisme du complément différentiel comme solution de droit commun en cas de concours de droits à des prestations familiales. Il offre une sécurité juridique accrue aux travailleurs migrants et à leurs familles, tout en fournissant aux institutions nationales de sécurité sociale une règle d’application claire pour le règlement de situations de cumul de plus en plus fréquentes dans un marché du travail européen intégré. La solution garantit ainsi une application uniforme et prévisible du droit de l’Union.