Par un arrêt en date du 14 décembre 1995, la Cour de justice des Communautés européennes, saisie sur renvoi préjudiciel par la Cour de cassation française, a précisé les conditions de compatibilité d’une fiscalité progressive sur les véhicules automobiles avec les dispositions de l’article 95 du traité instituant la Communauté européenne. En l’espèce, une contribuable s’était acquittée d’une taxe différentielle sur son véhicule importé de forte puissance, dont le montant résultait d’une loi nationale du 30 décembre 1987. Elle soutenait que le système d’imposition, qui prévoyait une augmentation sensible de la progressivité de la taxe pour les tranches de puissance fiscale les plus élevées, constituait une mesure discriminatoire, dans la mesure où ces tranches ne concernaient que des véhicules d’importation.
La requérante, après le rejet de sa réclamation par l’administration fiscale, avait saisi le tribunal de grande instance de Lons-le-Saunier afin d’obtenir le remboursement de la taxe. Par un jugement du 3 décembre 1991, cette juridiction avait rejeté sa demande, considérant que le système de taxation ne présentait pas de caractère discriminatoire. La contribuable a alors formé un pourvoi devant la Cour de cassation, arguant que le régime fiscal litigieux comportait un effet protecteur prohibé par le traité, la progression du coefficient multiplicateur étant plus forte pour les catégories de véhicules correspondant exclusivement à des produits d’importation. Face à cette argumentation, la haute juridiction française a sursis à statuer et a interrogé la Cour de justice sur le point de savoir si l’article 95 du traité s’opposait à une législation instituant une taxe sur les véhicules dont le coefficient de progression est plus important pour les tranches d’imposition correspondant uniquement à des véhicules importés. En substance, il était demandé à la Cour si une rupture dans la progressivité d’un impôt, coïncidant avec la distinction entre produits nationaux et produits importés, constituait par elle-même une discrimination proscrite.
À cette question, la Cour de justice a répondu par la négative, affirmant que l’article 95 du traité ne s’oppose pas à une telle réglementation fiscale « dès lors que cette augmentation n’a pas pour effet de favoriser la vente de véhicules de fabrication nationale par rapport à celle des véhicules importés d’autres États membres ». La Cour subordonne ainsi l’illicéité d’un tel système non pas à sa structure formelle, mais à la démonstration d’un effet protectionniste concret sur le marché.
La solution de la Cour, si elle s’inscrit dans une jurisprudence établie, affine les critères d’appréciation du caractère discriminatoire d’une imposition intérieure. Il convient ainsi d’analyser la confirmation par le juge des principes d’évaluation d’un tel système fiscal (I), avant d’étudier la méthode d’analyse concrète qui conduit à écarter, en l’espèce, l’existence d’un effet protectionniste (II).
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I. La confirmation des critères d’appréciation d’une fiscalité discriminatoire
Pour répondre à la question préjudicielle, la Cour de justice rappelle d’abord sa jurisprudence constante autorisant les systèmes de taxation progressive fondés sur des critères objectifs (A), puis elle rejette l’idée qu’une discrimination puisse être établie sur la seule base de la composition du marché dans les tranches fiscales les plus élevées (B).
A. La réaffirmation de la licéité d’une progressivité fiscale objective
La Cour commence son raisonnement en rappelant un principe fondamental de sa jurisprudence en matière d’impositions intérieures. Elle énonce qu’« en l’état actuel du droit communautaire, les États membres restent libres de soumettre des produits comme les voitures à un système de taxe de circulation dont le montant augmente progressivement en fonction d’un critère objectif, tel que la cylindrée, à condition toutefois que ce système de taxation soit exempt de tout effet discriminatoire ou protecteur ». Ce faisant, elle confirme la portée de son arrêt de principe du 9 mai 1985 dans une affaire similaire. Les États membres conservent donc leur autonomie fiscale pour organiser leurs systèmes d’imposition, y compris en introduisant des mécanismes de progressivité.
La seule exigence posée par le droit de l’Union est que cette progressivité repose sur un critère objectif et neutre, comme la puissance ou la cylindrée d’un véhicule, et qu’elle ne dissimule pas une discrimination matérielle à l’encontre des produits importés. Le principe même d’une taxe dont le taux augmente avec la puissance n’est donc pas contestable. Ce qui peut l’être, en revanche, ce sont les modalités de cette progression si elles révèlent une intention ou un effet protectionniste au profit de la production nationale. La Cour établit ainsi une distinction claire entre la légitimité de l’outil fiscal progressif et l’illicéité de son usage à des fins protectionnistes.
B. Le rejet d’une discrimination fondée sur la seule composition du marché
La Cour de justice précise ensuite qu’un système fiscal ne saurait être jugé discriminatoire au seul motif que des produits importés sont les seuls à se trouver dans la catégorie la plus taxée. Elle formule ce principe de manière très claire en affirmant qu’« un système de taxation ne peut être considéré comme discriminatoire pour l’unique raison que seuls des produits importés, notamment d’autres États membres, se situent dans la catégorie la plus fortement taxée ». Cette approche s’oppose à une analyse purement formelle qui condamnerait automatiquement toute législation fiscale dont une tranche supérieure ne contiendrait aucun produit national.
En effet, une telle coïncidence peut être fortuite ou résulter de la spécialisation objective des productions nationales, qui ne proposent pas de produits dans certaines gammes. Sanctionner un tel système sans autre examen reviendrait à limiter indûment la liberté des États membres d’établir des impôts progressifs pour des motifs légitimes de politique fiscale, sociale ou environnementale. La Cour impose donc d’aller au-delà de ce simple constat pour rechercher si la structure de l’impôt produit un effet concret sur les choix des consommateurs, favorisant l’achat de produits nationaux. L’analyse ne peut être statique ; elle doit être dynamique et évaluer les conséquences réelles de la mesure sur le comportement du marché.
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Après avoir posé ces principes directeurs, la Cour de justice procède à une analyse concrète des effets de la taxe sur le marché automobile français. Cette application pratique des critères théoriques la conduit à écarter l’existence d’un effet protectionniste en l’espèce.
II. L’application concrète des critères excluant tout effet protectionniste
L’examen de la Cour se concentre sur la recherche d’un éventuel détournement du consommateur vers les produits nationaux (A). Finalement, c’est la structure même de l’offre sur le marché qui neutralise l’apparence protectionniste du dispositif fiscal (B).
A. La recherche de l’effet de détournement du consommateur
Le cœur de l’analyse de la Cour repose sur la question de savoir si la progressivité accrue de la taxe est de nature à influencer le comportement des consommateurs au détriment des produits importés. La Cour énonce que pour déterminer si l’augmentation du coefficient de progressivité produit un effet discriminatoire, « il convient de rechercher si cette augmentation est de nature à détourner le consommateur de l’achat de véhicules d’une puissance fiscale supérieure à 18 cv, qui sont tous de fabrication étrangère, au profit des véhicules de fabrication nationale ». L’analyse se déplace ainsi du terrain de la structure de la loi vers celui de ses effets économiques réels ou potentiels.
La Cour se livre à une hypothèse comportementale : un consommateur, découragé par le montant de la taxe sur un véhicule de très forte puissance, se reporterait vraisemblablement sur un modèle de la tranche d’imposition immédiatement inférieure, soit celle de 17-18 chevaux fiscaux. C’est à ce niveau que doit s’apprécier l’existence d’une éventuelle concurrence et, par conséquent, d’un effet de substitution au profit des voitures de fabrication nationale. Cette démarche pragmatique démontre que l’interdiction de l’article 95 vise avant tout à garantir la neutralité concurrentielle de la fiscalité intérieure. Le simple désavantage pour un produit importé n’est pas suffisant ; il faut que ce désavantage se traduise par un avantage pour un produit national concurrent.
B. La neutralisation de l’effet protecteur par la structure de l’offre
L’analyse factuelle du marché français conduit la Cour à conclure à l’absence d’un tel effet de substitution. Elle observe que la tranche de puissance fiscale de 17-18 chevaux, vers laquelle les consommateurs pourraient se tourner, est elle-même composée « en très grande majorité de fabrication étrangère », la part de marché des constructeurs nationaux y étant marginale. Quant à la tranche encore inférieure, celle des 15-16 chevaux, si elle comprend une majorité de véhicules nationaux, elle offre également aux consommateurs un large choix de véhicules importés.
Par conséquent, même si la progressivité de la taxe détournait certains acheteurs des véhicules les plus puissants, cet effet ne bénéficierait pas de manière significative à la production nationale. Les consommateurs seraient plus enclins à choisir un autre véhicule importé, légèrement moins puissant, plutôt qu’un modèle national. Dans ces conditions, la Cour juge que l’augmentation du coefficient de progressivité « n’apparaît pas que, dans un système tel que celui en cause en l’espèce, [elle] puisse avoir pour effet de favoriser la vente de véhicules de fabrication nationale ». La décision illustre parfaitement comment une analyse fine de la structure de l’offre sur un marché peut démentir une présomption de protectionnisme. La Cour se garde ainsi de condamner une mesure fiscale sur la base d’une simple apparence, privilégiant une approche économique et concrète de l’effet utile de la règle de droit.