Arrêt de la Cour (deuxième chambre) du 30 septembre 1982. – Société Roquette Frères contre Conseil des Communautés européennes. – Isoglucose. – Affaire 242/81.

Par un arrêt du 30 mars 1982, la Cour de justice des Communautés européennes s’est prononcée sur les conditions de recevabilité du recours en annulation formé par un particulier à l’encontre d’un acte de l’Union européenne. En l’espèce, une société productrice d’isoglucose a demandé l’annulation d’un règlement du Conseil portant organisation commune des marchés dans le secteur du sucre. Ce règlement instaurait, notamment pour l’isoglucose, un régime de limitation de la production par l’instauration de quotas et de cotisations à la charge des producteurs.

La société requérante a introduit un recours en annulation sur le fondement de l’article 173, alinéa 2, du traité CEE, en soutenant que l’acte, bien que qualifié de règlement, constituait en réalité une décision qui la concernait directement et individuellement. Elle arguait que les producteurs d’isoglucose formaient un cercle fermé et restreint, parfaitement identifiable par le Conseil au moment de l’adoption de l’acte. Le Conseil, partie défenderesse, a soulevé une exception d’irrecevabilité, arguant que l’acte attaqué était un règlement de portée générale et ne concernait la requérante ni directement, ni individuellement.

La question de droit soumise à la Cour était donc de savoir si un acte de portée normative, qui organise un secteur économique en imposant des obligations à un groupe d’opérateurs dont le nombre et l’identité sont connus, doit être qualifié de règlement ou d’une somme de décisions individuelles.

La Cour de justice rejette le recours comme irrecevable. Elle juge que l’acte attaqué est bien un règlement, car il s’applique en vertu d’une situation objective de droit et de fait définie par l’acte lui-même, en relation avec sa finalité, et non en fonction de l’identité des sujets de droit. Le fait que le nombre des destinataires soit identifiable ne suffit pas à remettre en cause la nature réglementaire de l’acte.

Il convient d’analyser la méthode retenue par la Cour pour distinguer le règlement de la décision (I), avant d’étudier la portée de cette solution sur l’accès des particuliers au prétoire de l’Union (II).

I. LA DISTINCTION CLASSIQUE ENTRE RÈGLEMENT ET DÉCISION RÉAFFIRMÉE

La Cour de justice fonde son raisonnement sur les critères traditionnels de distinction entre les actes de l’Union, en se concentrant sur la portée générale de l’acte (A) et en écartant l’argument tiré du nombre identifiable de ses destinataires (B).

A. L’application du critère de la portée générale de l’acte

La Cour rappelle d’emblée le principe fondamental guidant la qualification d’un acte de l’Union. Conformément à une jurisprudence constante, elle énonce que, « en vertu de L ‘ article 189 , alinea 2 , du traite , le critere de la distinction entre le reglement et la decision doit etre recherche dans la portee generale ou non de L ‘ acte en question ». Pour ce faire, le juge ne doit pas s’arrêter à la forme ou à la dénomination de l’acte, mais doit en examiner la substance et les effets juridiques. Un règlement se caractérise par son application à des catégories de personnes envisagées abstraitement et dans leur ensemble, tandis qu’une décision se reconnaît au fait qu’elle atteint des destinataires déterminés et individualisés.

Dans cette affaire, la Cour analyse les dispositions contestées, à savoir celles instaurant une cotisation sur la production d’isoglucose. Elle constate que l’article 28 du règlement attaqué ne fixe pas lui-même le montant des cotisations dues par chaque entreprise. Ce montant dépend d’« elements objectifs mais complexes et variables avec chaque campagne ». Ces éléments, tels que les volumes de production de sucre et d’isoglucose dans la Communauté ou les charges à l’exportation, sont par nature généraux et impersonnels. La détermination finale du montant exigeait l’intervention d’autres institutions via une procédure de comitologie. Par conséquent, les dispositions du règlement ne produisaient pas d’effets juridiques par elles-mêmes sur la situation de la requérante, mais établissaient un cadre normatif objectif.

B. L’indifférence du nombre restreint et identifiable des destinataires

La société requérante soutenait que le règlement était en réalité une décision déguisée, car il ne concernait qu’un petit nombre d’entreprises productrices d’isoglucose, neuf au total, dont l’identité était parfaitement connue du Conseil. Cet argument est cependant écarté par la Cour, qui confirme une solution déjà dégagée antérieurement. Elle précise que « la nature reglementaire D ‘ un acte N ‘ est pas mise en cause par la possibilite de determiner avec plus ou moins de precision le nombre ou meme L ‘ identite des sujets de droit auxquels il S ‘ applique a un moment donne ».

L’élément déterminant pour la Cour n’est pas de savoir si les sujets de droit sont identifiables, mais de déterminer *pourquoi* l’acte s’applique à eux. Si l’application découle d’une « situation objective de droit ou de fait definie par L ‘ acte , en relation avec la finalite de ce dernier », alors l’acte conserve sa nature réglementaire. En l’espèce, le règlement s’appliquait à la requérante non pas en raison de ses caractéristiques propres ou de son identité, mais en sa qualité objective de productrice d’isoglucose, une activité définie de manière générale par le texte. Ainsi, toute entreprise qui viendrait à exercer cette activité à l’avenir serait soumise au même régime. Cette application en fonction d’une qualité abstraite et non d’une situation particulière et figée est la marque du règlement.

L’approche rigoureuse de la Cour, si elle assure la sécurité juridique en protégeant l’intégrité de l’ordre normatif de l’Union, a des conséquences directes sur la protection juridictionnelle des opérateurs économiques.

II. LA PORTÉE DE L’APPLICATION STRICTE DES CRITÈRES DE RECEVABILITÉ

En confirmant une interprétation stricte des conditions de recevabilité du recours en annulation, la Cour limite l’accès des particuliers à son prétoire (A), les renvoyant vers d’autres voies de droit pour contester la légalité des actes de l’Union (B).

A. Une conception restrictive de la notion d’affectation individuelle

La solution rendue dans cet arrêt illustre la difficulté pour un opérateur économique de démontrer qu’un acte de portée générale le concerne individuellement. La jurisprudence, issue de l’arrêt *Plaumann* de 1963, exige que le requérant soit atteint par l’acte en raison de certaines qualités qui lui sont particulières ou d’une situation de fait qui le caractérise par rapport à toute autre personne. En l’espèce, le fait d’appartenir à un cercle fermé d’entreprises, même si celles-ci sont les seules affectées économiquement par le règlement, n’est pas considéré comme une qualité suffisamment distinctive.

Cette interprétation restrictive peut paraître sévère. La société requérante, bien que touchée au même titre que ses concurrents, subissait directement les effets économiques d’une législation qui visait spécifiquement son secteur d’activité. Refuser de voir dans le règlement une décision revenait à nier la réalité économique d’un acte dont les principaux destinataires étaient parfaitement identifiés et dont l’impact était loin d’être abstrait. La Cour privilégie cependant la nature normative de l’acte sur son impact factuel, maintenant une distinction nette entre l’action législative et l’action administrative.

Cette position vise à éviter que le recours en annulation, conçu pour le contrôle des actes individuels, ne devienne une voie de contestation systématique de la législation de l’Union. En préservant cette frontière, la Cour protège l’autonomie du pouvoir normatif des institutions et prévient un engorgement de sa juridiction. La critique de cette approche stricte a cependant nourri des débats doctrinaux importants sur l’effectivité de la protection juridictionnelle dans l’ordre juridique de l’Union.

B. La confirmation des voies de droit alternatives pour les justiciables

En déclarant le recours direct irrecevable, la Cour ne laisse pas pour autant la société requérante sans aucune protection juridictionnelle. La décision l’oriente implicitement vers les voies de droit alternatives, principalement le renvoi préjudiciel en appréciation de validité, prévu à l’article 177 du traité CEE. Cette procédure permet à une juridiction nationale, saisie d’un litige portant sur l’application d’un acte de l’Union, d’interroger la Cour de justice sur la validité de cet acte.

Pour la société requérante, cela signifie qu’elle aurait dû d’abord contester devant les tribunaux nationaux une mesure d’exécution du règlement, par exemple un acte national lui réclamant le paiement de la cotisation. À l’occasion de ce litige interne, elle aurait pu soulever l’illégalité du règlement européen, et le juge national aurait alors eu la faculté, ou l’obligation, de saisir la Cour de justice. Bien que garantissant un contrôle de légalité, cette voie est plus longue, plus complexe et plus aléatoire pour le justiciable qu’un recours direct en annulation.

Cet arrêt confirme donc une tendance jurisprudentielle constante qui fait du juge national le juge de droit commun du contentieux de l’Union. Il consolide le système de coopération entre les juridictions nationales et la Cour de justice, mais au prix d’un accès direct plus limité pour les particuliers souhaitant contester des actes qui, bien que de portée générale, régissent de manière très précise leur activité économique.

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