Par un arrêt en date du 8 juillet 1987, la Cour de justice des Communautés européennes, réunie en sa deuxième chambre, a précisé les contours de son contrôle juridictionnel sur les sanctions disciplinaires infligées aux fonctionnaires. En l’espèce, un fonctionnaire avait fait l’objet d’une procédure disciplinaire à la suite d’une altercation violente avec un supérieur hiérarchique au cours d’un entretien portant sur sa situation administrative. Les faits matériellement établis et non contestés consistaient en une agression physique, le fonctionnaire ayant empoigné son interlocuteur, déchiré sa chemise et l’ayant fait tomber de son siège.
La procédure disciplinaire avait connu plusieurs étapes. Saisi des faits, le conseil de discipline avait recommandé une sanction de rétrogradation, en retenant l’existence de plusieurs circonstances atténuantes. Toutefois, l’autorité investie du pouvoir de nomination (AIPN) avait décidé d’infliger une sanction plus lourde, à savoir la révocation. Cette première décision fut annulée par la Cour de justice pour un motif de motivation insuffisante. À la suite de cet arrêt, l’AIPN a pris une nouvelle décision, dûment motivée, prononçant une nouvelle fois la révocation du fonctionnaire. C’est contre cette seconde décision que le fonctionnaire a formé un recours, arguant d’une motivation erronée et d’une violation du principe de proportionnalité.
Il était donc demandé à la Cour de déterminer si l’autorité investie du pouvoir de nomination peut, sans commettre d’erreur manifeste d’appréciation, infliger la sanction la plus sévère nonobstant les circonstances atténuantes reconnues par le conseil de discipline, et quelle est l’étendue du contrôle exercé par le juge sur la proportionnalité de cette sanction. La Cour y répond en validant la décision de l’autorité, considérant que le choix de la sanction relève de l’évaluation globale des faits par cette dernière et que son contrôle se limite à l’erreur manifeste, laquelle n’était pas constituée en l’espèce. La solution retenue par la Cour réaffirme ainsi la latitude de l’autorité disciplinaire dans l’appréciation des manquements (I), tout en encadrant cette prérogative par un contrôle de la proportionnalité dont les limites sont précisément délimitées (II).
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I. La réaffirmation du pouvoir discrétionnaire de l’autorité disciplinaire
La Cour rappelle avec constance que le choix de la sanction appartient à l’autorité administrative, son contrôle juridictionnel sur ce point étant restreint (A). Cette approche est renforcée par la reconnaissance d’une appréciation souveraine des faits par l’administration, pourvu qu’elle soit exempte d’erreur matérielle (B).
A. Le contrôle restreint du juge sur le choix de la sanction
La Cour de justice énonce clairement le principe directeur de son office en matière disciplinaire. Elle rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle, « lorsque la realite des faits retenus a charge du fonctionnaire est etablie, le choix de la sanction disciplinaire adequate appartient a l’aipn ». Cette formule consacre une nette séparation des compétences entre l’administration, qui décide, et le juge, qui contrôle. Le rôle de la Cour n’est pas de se substituer à l’autorité administrative pour déterminer quelle aurait été la sanction la plus opportune, mais de vérifier la légalité de la décision prise.
Ce contrôle de légalité se limite à la recherche d’une « erreur manifeste ou d’un détournement de pouvoir ». Le seuil de l’erreur manifeste est élevé, impliquant une appréciation qui heurte le bon sens de manière évidente. En l’absence d’une telle erreur, l’appréciation de l’administration est considérée comme relevant de son pouvoir discrétionnaire. Ainsi, même si le juge avait pu pencher pour une autre sanction, il ne peut annuler la décision que si celle-ci est manifestement inappropriée. Cette retenue jurisprudentielle garantit l’autonomie de gestion des institutions communautaires dans le maintien de l’ordre et de la discipline internes.
B. La qualification souveraine des faits par l’administration
L’autorité de l’administration est également affirmée dans sa capacité à fonder sa décision sur une base factuelle solide. En l’espèce, la Cour relève que la Commission a pris soin de distinguer les faits contestés, comme le lancer d’un cendrier, des faits non contestés, telle l’agression physique violente. En ne retenant à la charge du fonctionnaire que les faits dont la matérialité n’était pas disputée, l’AIPN a purgé sa décision de toute fragilité probatoire.
De surcroît, la Cour valide le choix de l’administration de ne pas retenir le « contexte provocateur et humiliant » de l’entretien, allégué par le requérant. Dès lors que cet élément était lui-même contesté par le supérieur hiérarchique et un témoin, l’administration pouvait « à juste titre, en faire abstraction ». Cette solution confirme que l’autorité disciplinaire n’est pas tenue d’intégrer dans sa motivation tous les éléments de contexte invoqués par un agent, surtout lorsque ceux-ci sont sujets à controverse. Elle dispose d’une liberté d’appréciation pour ne retenir que les éléments qu’elle estime pertinents et établis pour motiver sa décision.
Si la latitude laissée à l’administration est donc considérable dans la constatation et la qualification des faits, elle n’est pas pour autant absolue et doit se conformer au principe de proportionnalité, dont la Cour délimite ici la portée.
II. L’appréciation circonstanciée de la proportionnalité de la sanction
La Cour procède à un examen détaillé de la proportionnalité, non pas en substituant sa propre appréciation, mais en vérifiant que l’AIPN n’a pas commis d’erreur manifeste dans sa prise en compte des circonstances de l’espèce. Cet examen porte sur la valeur accordée aux circonstances atténuantes (A) et aboutit au constat qu’il n’existe pas de lien mécanique entre une faute et une sanction (B).
A. La prise en compte limitée des circonstances atténuantes
Le conseil de discipline avait retenu trois circonstances atténuantes : le caractère névrotique de l’agent, son sentiment d’insécurité et l’absence de préméditation. La Cour examine successivement l’appréciation qu’en a faite l’AIPN. S’agissant du tempérament de l’agent, elle admet qu’il faille tenir compte des « différences de caractère et de temperament », mais précise qu’il « incombe aux institutions communautaires de veiller a ce que ces differences n’ aboutissent pas a des comportements intolerables, tels que des agressions violentes ». La qualité de fonctionnaire de rang élevé est également un facteur pertinent.
Concernant l’état d’angoisse de l’agent, la Cour note qu’il a lui-même contribué à créer la situation d’incertitude en manquant à son obligation d’information et qu’il disposait de voies de recours pour contester une éventuelle décision administrative défavorable. Enfin, pour ce qui est de l’absence de préméditation, elle est jugée comme n’étant pas un facteur excluant la sanction la plus sévère pour une agression violente. À travers cette analyse, la Cour valide le raisonnement de l’AIPN qui, sans nier ces circonstances, a estimé qu’elles ne suffisaient pas à diminuer la gravité intrinsèque du manquement.
B. L’absence de rapport fixe entre faute et sanction
La Cour énonce un principe fondamental du droit disciplinaire en soulignant que « les dispositions du statut (…) ne prevoient pas de rapports fixes entre les sanctions Y indiquees et les differentes sortes de manquements commis par les fonctionnaires ». Le statut n’établit pas d’échelle prédéfinie des peines, ce qui exclut toute automaticité. Le choix de la sanction ne résulte pas d’une simple qualification juridique de la faute, mais d’une « evaluation globale de tous les faits concrets et circonstances propres a l’ espece ».
Cette approche globale permet à l’autorité disciplinaire de peser, dans chaque cas, la gravité des faits, le contexte, la personnalité de l’agent, ses antécédents et les besoins du service. Appliquant ce principe à l’espèce, la Cour conclut que la sanction de révocation, bien que sévère, n’est pas « manifestement disproportionnee ». Elle met en balance la gravité objective de l’agression et les conséquences personnelles pour l’agent, pour finalement décider que le seuil de l’erreur manifeste d’appréciation n’est pas franchi. La solution confirme ainsi la prévalence d’une justice disciplinaire individualisée sur un système de répression tarifée.