Arrêt de la Cour (deuxième chambre) du 8 mai 2003. – Agrargenossenschaft Alkersleben eG contre Freistaat Thüringen. – Demande de décision préjudicielle: Verwaltungsgericht Weimar – Allemagne. – Lait et produits laitiers – Règlement (CEE) nº 3950/92 – Régime applicable au territoire de l’ancienne République démocratique allemande – Quantités de référence – Notions de ‘producteur’ et d »exploitation’ – Preneur à bail d’une exploitation située sur ledit territoire. – Affaire C-268/01.

Par un arrêt rendu sur renvoi préjudiciel du Verwaltungsgericht Weimar en date du 23 mai 2001, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé le régime juridique des quantités de référence laitières dans le contexte de la réunification allemande. En l’espèce, une coopérative agricole établie sur le territoire de l’ancienne République démocratique allemande, plus précisément dans le Land de Thuringe, s’était vu octroyer une quantité de référence provisoire. Cette coopérative a par la suite transféré l’intégralité de sa production laitière dans des installations prises à bail sur le territoire d’une commune qui, bien qu’appartenant à l’ancienne République démocratique allemande au moment de la réunification, fut ultérieurement rattachée administrativement à un Land de l’ancienne République fédérale d’Allemagne. En conséquence, l’autorité administrative du Land de Thuringe a procédé au retrait de la quantité de référence au motif que la production avait cessé sur le site d’origine. Saisie du litige, la juridiction allemande a interrogé la Cour sur l’interprétation du règlement n° 3950/92 afin de déterminer si une telle mesure de retrait était conforme au droit communautaire. Il s’agissait de savoir si un producteur laitier pouvait librement déplacer sa production au sein du territoire de l’ancienne République démocratique allemande et si la délimitation de ce territoire devait tenir compte des modifications administratives internes postérieures à la réunification. La Cour de justice répond que la quantité de référence est liée au producteur et non à une unité de production déterminée, et que ce dernier est libre d’organiser sa production sur l’ensemble du territoire de l’ancienne République démocratique allemande tel qu’il existait à la date de la réunification.

La solution de la Cour consacre ainsi une conception fonctionnelle de l’exploitation laitière dans le cadre spécifique du droit transitoire applicable à la restructuration agricole post-réunification (I), tout en affirmant l’intangibilité du périmètre géographique de ce régime dérogatoire face aux évolutions du droit interne des États membres (II).

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I. La consécration d’une conception fonctionnelle de l’exploitation laitière

La Cour de justice, pour reconnaître la mobilité de la production, s’appuie sur une définition extensive de la notion de producteur (A) qu’elle applique au périmètre spécifique du territoire de l’ancienne Allemagne de l’Est, assimilé pour l’occasion à un territoire de référence autonome (B).

A. L’interprétation extensive des notions de producteur et d’exploitation

L’arrêt réaffirme avec clarté que la qualité de producteur n’est pas conditionnée par la propriété des moyens de production. En effet, la Cour rappelle que, conformément à l’article 9, sous c) et d), du règlement n° 3950/92, le producteur est « l’exploitant agricole […] dont l’exploitation est située sur le territoire géographique d’un État membre » et que l’exploitation elle-même est définie comme « l’ensemble des unités de production gérées par le producteur ». Il ressort de ces dispositions qu’un agriculteur qui prend à bail des installations pour y exercer son activité ne perd nullement sa qualité de producteur. La Cour confirme ainsi sa jurisprudence antérieure, notamment l’arrêt `Ballmann`, en précisant que « la notion de producteur ne saurait être interprétée comme excluant la catégorie des preneurs à bail d’une exploitation ».

Cette interprétation s’oppose à une vision statique et purement foncière de l’activité agricole. Le droit communautaire des quotas laitiers attache la quantité de référence à la personne de l’exploitant qui gère un ensemble productif, et non à une parcelle ou un bâtiment spécifique. La Cour en déduit logiquement que « la qualité de producteur n’est pas subordonnée à la condition que le titulaire d’une quantité de référence produise celle-ci, en tout ou en partie, dans les unités de production qu’il exploitait lorsque cette quantité lui a été attribuée ». Cette liberté d’organisation est fondamentale pour permettre aux exploitants d’adapter leurs structures de production aux réalités économiques sans être pénalisés par la perte de leurs droits à produire.

B. L’assimilation du territoire de l’ex-RDA à un espace de production unifié

L’originalité de la décision réside dans l’application de ce principe général au contexte particulier de la réunification allemande. Le règlement n° 3950/92 prévoyait un régime dérogatoire pour les exploitations situées sur le territoire de l’ancienne RDA, avec une quantité globale garantie distincte de celle du reste de l’Allemagne. Les autorités allemandes en déduisaient que les droits à produire octroyés dans un nouveau Land devaient y être exercés. La Cour rejette cette lecture restrictive en considérant que le législateur communautaire a entendu traiter ce territoire dans son ensemble.

Elle juge en effet que « pour une période transitoire, aux fins de l’application du règlement n° 3950/92, le législateur communautaire a, en substance, assimilé le territoire de l’ancienne RDA à celui d’un État membre ». Cette assimilation a pour conséquence directe de rendre l’ensemble de ce territoire pertinent pour l’appréciation de la mobilité du producteur. Dès lors, un exploitant établi dans un nouveau Land, comme la Thuringe, peut déplacer sa production dans un autre nouveau Land, sans que les frontières administratives internes entre ces entités fédérées ne puissent y faire obstacle. Lier la production à son lieu d’attribution initial serait contraire à l’objectif de restructuration des exploitations agricoles, qui suppose une flexibilité dans l’organisation des moyens de production à l’échelle de tout le territoire concerné.

II. L’intangibilité du périmètre géographique du régime dérogatoire

Au-delà de la liberté de mouvement du producteur, l’arrêt se prononce sur la délimitation temporelle du territoire de référence. La Cour privilégie une interprétation finaliste du règlement (A) qui la conduit à consacrer la primauté de la définition communautaire du territoire sur les réorganisations administratives nationales ultérieures (B).

A. L’interprétation téléologique en faveur de la restructuration agricole

Face à la question de savoir si le rattachement administratif de la commune de production à un Land de l’ouest devait être pris en compte, la Cour opte pour une lecture finaliste. Elle rappelle que le régime dérogatoire a été introduit « afin de ne pas mettre en cause la restructuration des exploitations agricoles situées sur ce territoire ». Cette restructuration était elle-même rendue nécessaire par la transition d’une économie planifiée vers une économie de marché. L’objectif poursuivi par le législateur communautaire était donc de faciliter une adaptation économique sur un territoire défini par son histoire économique et politique.

En partant de cette finalité, la Cour juge que le périmètre géographique pertinent ne peut être que celui de l’ancienne RDA « tel que délimité à la date de la réunification de l’Allemagne ». Toute autre interprétation, qui tiendrait compte des modifications de frontières administratives internes, serait susceptible de créer une insécurité juridique pour les opérateurs économiques. Elle risquerait de restreindre sans justification objective le champ d’application d’un régime spécifiquement conçu pour accompagner une transition économique sur un espace cohérent. L’efficacité et la prévisibilité du droit communautaire commandaient donc de figer le territoire d’application du régime transitoire à cette date historique.

B. La primauté du droit communautaire sur la géographie administrative nationale

La conséquence de cette interprétation est la neutralisation des effets d’une convention de droit interne sur le champ d’application d’une norme communautaire. La Cour affirme que « le rattachement, postérieurement à ladite date, d’une partie de ce territoire à un ancien Land de la République fédérale d’Allemagne ne saurait affecter la possibilité pour un producteur établi dans l’ancienne RDA de transférer sa production laitière sur cette partie de territoire ». Cette solution illustre de manière remarquable le principe d’autonomie du droit communautaire.

L’arrêt établit que la définition du champ d’application géographique d’une politique de l’Union, une fois fixée, ne peut être modifiée par les réorganisations territoriales internes d’un État membre. Permettre une telle modification reviendrait à autoriser une application non uniforme du droit de l’Union sur le territoire, en violation du principe d’égalité. La solution garantit ainsi que les droits que les producteurs tirent du règlement n° 3950/92 ne peuvent être remis en cause par des changements administratifs qui leur sont étrangers et qui ne relèvent pas de la logique économique qui sous-tend la réglementation communautaire. La sécurité juridique des exploitants et l’intégrité du marché intérieur sont ainsi préservées.

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Hassan KOHEN
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