Par un arrêt rendu le 8 octobre 1996, la Cour de justice des Communautés européennes, saisie d’une question préjudicielle par le tribunal administratif d’Amiens, a précisé les conditions d’éligibilité à l’indemnité pour l’abandon définitif de la production laitière. En l’espèce, un groupement agricole d’exploitation en commun, qui avait cessé son activité de production laitière tout en conservant ses quantités de référence, a sollicité le versement de cette indemnité au titre de la campagne 1991/1992. L’autorité administrative nationale, en l’occurrence le préfet de l’Aisne, a rejeté cette demande au motif que le groupement n’avait plus la qualité de producteur de lait au moment du dépôt de sa demande. Le groupement a alors formé un recours en annulation contre cette décision, soutenant que la seule titularité de quantités de référence suffisait à justifier sa qualité de producteur et, par conséquent, son droit à l’indemnité. Face à cette divergence d’interprétation des textes communautaires, la juridiction française a interrogé la Cour sur la question de savoir si les dispositions de l’article 2 du règlement (CEE) n° 1637/91 du Conseil devaient être interprétées en ce sens qu’elles s’opposent à ce que l’indemnité soit accordée à un exploitant qui, ne produisant plus de lait, dispose néanmoins de quantités de référence à la date de sa demande. La Cour de justice a répondu que ce règlement devait être interprété en ce sens que l’indemnité ne peut être accordée qu’à un exploitant qui, à la date de la demande, produit du lait en qualité de producteur au sens de la réglementation applicable et qui dispose, à ce titre, d’une quantité de référence individuelle.
La solution de la Cour repose sur une définition stricte de la qualité de producteur, subordonnant l’éligibilité à l’indemnité à l’exercice effectif d’une activité laitière (I). Cette interprétation se justifie par la finalité même du mécanisme d’indemnisation, qui vise à organiser la cessation d’une activité économique réelle et non à valoriser un simple droit administratif (II).
I. L’exigence d’une activité effective pour la qualification de producteur
Pour définir les conditions d’octroi de l’indemnité, la Cour opère une lecture combinée des dispositions pertinentes, imposant le respect de deux conditions cumulatives (A) et liant indissociablement la qualité de producteur à l’exercice d’une activité économique concrète (B).
A. Le caractère cumulatif de la qualité de producteur et de la détention d’une quantité de référence
La Cour de justice fonde son raisonnement sur une analyse littérale de la réglementation. Elle souligne qu’« il ressort du libellé de l’article 2 du règlement n_ 1637/91 que l’octroi du bénéfice d’une indemnité à l’abandon total et définitif de la production laitière est soumis à deux conditions cumulatives ». La première condition, posée au paragraphe 1 de cet article, est que le demandeur doit avoir la qualité de « producteur » au sens de l’article 12, sous c), du règlement (CEE) n° 857/84. La seconde, précisée au paragraphe 2, est que cet exploitant doit disposer d’une quantité de référence. L’argumentation du groupement requérant, qui tendait à faire de la détention d’une quantité de référence le seul critère déterminant de la qualité de producteur, est ainsi écartée. La Cour refuse de considérer la seconde condition comme une simple précision de la première ; il s’agit bien de deux exigences distinctes qui doivent être simultanément satisfaites au moment de la demande. Cette interprétation rigoureuse empêche un exploitant de se prévaloir d’un seul des deux critères pour prétendre à l’indemnité.
B. L’assimilation du producteur à l’exploitant exerçant une activité de production
Pour donner toute sa portée à la première condition, la Cour précise ce qu’il faut entendre par « producteur ». Se référant à sa jurisprudence antérieure, elle rappelle que cette qualité est reconnue à toute personne qui gère une exploitation et qui effectue des ventes ou des livraisons de lait. La Cour en conclut que « seul l’exploitant agricole qui vend effectivement du lait ou d’autres produits laitiers peut être considéré comme un producteur ». Par conséquent, un exploitant qui a spontanément mis un terme à son activité laitière avant de déposer sa demande ne répond plus à cette définition. Il perd sa qualité de producteur, nonobstant le fait qu’il détienne encore formellement des quantités de référence. La Cour établit ainsi une corrélation directe entre le statut juridique de producteur et la réalité économique de l’activité exercée. Le statut n’est pas un droit acquis définitivement, mais une qualification fonctionnelle qui disparaît avec la cessation de l’activité qu’elle est censée encadrer.
Cette approche restrictive, fondée sur le texte, trouve sa pleine justification au regard des objectifs poursuivis par le législateur communautaire dans le cadre de la politique agricole commune.
II. Une solution justifiée par la finalité du régime d’indemnisation
L’interprétation retenue par la Cour est non seulement conforme à la lettre des règlements, mais elle est également cohérente avec la logique économique du système des quotas laitiers (A) et avec le principe interdisant la valorisation d’avantages administratifs non exploités (B).
A. La cohérence avec l’objectif de maîtrise de la production laitière
La Cour rappelle que l’indemnité d’abandon a pour but de financer la cessation de la production afin de réduire les excédents et de permettre une redistribution des quantités de référence. Or, « cet objectif ne peut plus être atteint après une cessation spontanée de la production laitière, en sorte que la quantité de référence individuelle doit retourner à la réserve nationale ». Accorder une indemnité à un exploitant ayant déjà arrêté de produire n’aurait aucun effet sur le niveau global de la production. Ce serait indemniser un abandon déjà survenu et non provoquer un nouvel abandon, ce qui viderait le dispositif de sa substance. La solution de la Cour assure donc l’effet utile du règlement en réservant le bénéfice de l’aide aux seuls producteurs dont la cessation d’activité contribue effectivement à la régulation du marché. Elle s’inscrit dans la lignée de la jurisprudence *Klensch*, selon laquelle les quantités de référence non utilisées par un producteur doivent réintégrer la réserve nationale et ne peuvent être librement appropriées.
B. Le refus de la commercialisation d’un avantage administratif non exploité
Enfin, la Cour énonce un principe plus fondamental en jugeant qu’« une indemnité accordée en cas d’abandon d’une quantité de référence non exploitée serait contraire à la jurisprudence de la Cour selon laquelle le droit de propriété garanti dans l’ordre juridique communautaire ne comporte pas le droit à la commercialisation d’un avantage (…) qui ne provient ni des biens propres ni de l’activité professionnelle de l’intéressé ». La quantité de référence n’est pas un bien patrimonial ordinaire dont le titulaire pourrait disposer à sa guise. Il s’agit d’un instrument de politique agricole, un droit de produire lié à une exploitation active. Permettre à un ancien producteur de monnayer ce droit par le biais d’une indemnité reviendrait à transformer une autorisation administrative en un actif financier spéculatif, déconnecté de toute activité de production réelle. En s’y opposant, la Cour réaffirme que les avantages octroyés dans le cadre de la politique agricole commune sont subordonnés à l’exercice effectif d’une activité agricole et ne sauraient être détournés de leur finalité pour générer des profits sans contrepartie économique.