Arrêt de la Cour du 10 décembre 1991. – Merci convenzionali porto di Genova SpA contre Siderurgica Gabrielli SpA. – Demande de décision préjudicielle: Tribunale di Genova – Italie. – Entreprises portuaires – Monopole légal – Règles de concurrence – Non-discrimination en raison de la nationalité – Libre circulation des marchandises. – Affaire C-179/90.

Par un arrêt en date du 10 décembre 1991, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé la portée des règles du traité relatives aux entreprises titulaires de droits exclusifs. En l’espèce, une société d’import-export a subi des retards et des surcoûts lors du déchargement de marchandises dans un port italien. La réglementation nationale réservait l’exclusivité des opérations de manutention portuaire à une entreprise spécifique, laquelle devait obligatoirement recourir aux services d’une compagnie portuaire dont les membres devaient être de nationalité italienne. Un litige est né quant au paiement des prestations, jugées excessives par l’importateur au regard du service rendu. Saisi du litige, le Tribunale di Genova a sursis à statuer et a posé plusieurs questions préjudicielles à la Cour de justice. Il s’agissait de déterminer si le droit communautaire, notamment les articles 30, 48, 86 et 90 du traité CEE, s’opposait à une telle organisation monopolistique des services portuaires. La question posée visait également à savoir si les entreprises concernées pouvaient être considérées comme gérant un service d’intérêt économique général au sens de l’article 90, paragraphe 2, du traité. La Cour de justice a répondu qu’une telle réglementation nationale était contraire au droit communautaire et que les dispositions en cause produisaient des effets directs dans l’ordre juridique interne des États membres.

L’analyse de la Cour révèle une application rigoureuse des principes fondamentaux du marché intérieur face aux monopoles nationaux (I), tout en affirmant l’effectivité des normes communautaires au profit des justiciables (II).

I. La sanction d’une organisation portuaire monopolistique contraire au marché intérieur

La Cour de justice constate que la réglementation nationale litigieuse porte atteinte tant aux libertés de circulation (A) qu’aux règles de concurrence (B), constituant ainsi une entrave globale au bon fonctionnement du marché commun.

A. L’atteinte aux libertés de circulation des travailleurs et des marchandises

La Cour examine d’abord la compatibilité du monopole avec la libre circulation des travailleurs. La réglementation nationale imposait une condition de nationalité pour les travailleurs de la compagnie portuaire, ce qui contrevient directement à l’article 48 du traité. La Cour rappelle que la notion de travailleur est large et couvre toute personne accomplissant, en faveur d’une autre et sous sa direction, des prestations en contrepartie d’une rémunération. Le fait que les membres de la compagnie portuaire soient liés par un rapport d’association ne modifie pas leur statut de travailleur subordonné et ne saurait justifier une discrimination fondée sur la nationalité.

Ensuite, la Cour analyse l’impact de la réglementation au regard de l’article 30 du traité, qui prohibe les mesures d’effet équivalant à des restrictions quantitatives à l’importation. Elle estime qu’un monopole qui facilite l’exploitation abusive d’une position dominante est susceptible d’affecter le commerce entre États membres. En l’espèce, le recours obligatoire à des services portuaires à des coûts jugés excessifs, alors que des solutions alternatives moins onéreuses existaient, rendait les importations « plus onéreuses et, dès lors, d’entraver les importations de marchandises en provenance d’autres États membres ». La mesure nationale est donc qualifiée de mesure d’effet équivalent.

B. L’atteinte aux règles de concurrence par l’octroi de droits exclusifs

La Cour se penche ensuite sur la violation de l’article 86 du traité, relatif à l’abus de position dominante. Elle rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle « une entreprise qui bénéficie d’un monopole légal sur une partie substantielle du marché commun peut être considérée comme occupant une position dominante ». Le port de Gênes, par son importance, constitue bien une partie substantielle du marché commun.

La Cour précise que si la création d’une position dominante n’est pas en soi contraire au traité, un État membre enfreint les articles 90 et 86 lorsque l’entreprise concernée « est amenée, par le simple exercice des droits exclusifs qui lui ont été conférés, à exploiter sa position dominante de façon abusive ». Or, la réglementation en cause créait une situation où l’entreprise était incitée à imposer des prix non équitables, à refuser le recours à des technologies modernes ou à appliquer des conditions inégales à ses partenaires. Une telle situation, induite par la loi nationale, constitue une violation du traité.

II. L’affirmation de l’effectivité des règles du traité face aux monopoles nationaux

Au-delà de la simple constatation de l’incompatibilité, la Cour de justice tire les conséquences de sa solution en consacrant l’effet direct des dispositions invoquées (A) et en écartant l’application de l’exception prévue pour les services d’intérêt économique général (B).

A. La reconnaissance de droits directs au profit des justiciables

Un apport essentiel de l’arrêt réside dans la confirmation de l’effet direct des dispositions combinées des articles 30, 48, 86 et 90 du traité. La Cour énonce clairement que ces articles « engendrent pour les justiciables des droits que les juridictions nationales doivent sauvegarder ». Cette affirmation renforce considérablement la position des particuliers et des entreprises face aux États membres qui maintiendraient des réglementations contraires au droit communautaire.

En consacrant cet effet direct, la Cour permet à un opérateur économique, tel que la société importatrice dans le litige au principal, d’invoquer directement ces normes devant le juge national. Ce dernier a alors l’obligation d’écarter l’application de la loi nationale incompatible. Cette solution garantit l’application uniforme et effective du droit de l’Union, en faisant des juridictions nationales les juges de droit commun de sa mise en œuvre. La portée de la décision est donc considérable pour la libéralisation des secteurs économiques traditionnellement organisés sous forme de monopoles d’État.

B. L’interprétation stricte de la dérogation pour service d’intérêt économique général

Enfin, la Cour examine si le monopole portuaire pouvait bénéficier de la dérogation prévue à l’article 90, paragraphe 2, du traité. Cette disposition soustrait les entreprises chargées de la gestion de services d’intérêt économique général à l’application des règles de concurrence, si celles-ci font échec à l’accomplissement de leur mission particulière. La Cour rappelle les conditions cumulatives et strictes pour l’application de cette exception.

Elle constate qu’en l’espèce, il « ne ressort ni des pièces du dossier (…) que les opérations portuaires revêtent un intérêt économique général qui présente des caractères spécifiques par rapport à celui que revêtent d’autres activités de la vie économique ». De plus, même si un tel intérêt était reconnu, il n’était pas démontré que l’application des règles de libre circulation et de concurrence serait de nature à faire échec à l’accomplissement de cette mission. Par cette interprétation restrictive, la Cour confirme que la notion de service d’intérêt économique général ne saurait servir de prétexte pour soustraire des pans entiers de l’économie aux disciplines du traité.

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