Arrêt de la Cour du 10 février 2000. – Deutsche Post AG contre Gesellschaft für Zahlungssysteme mbH GZS) (C-147/97) et Citicorp Kartenservice GmbH (C-148/97). – Demande de décision préjudicielle: Oberlandesgericht Frankfurt am Main – Allemagne. – Entreprise publique – Service des postes – Repostage incorporel. – Affaires jointes C-147/97 et C-148/97.

Par un arrêt rendu le 10 février 2000, la Cour de justice des Communautés européennes s’est prononcée sur la compatibilité avec le droit communautaire des pratiques tarifaires d’un opérateur postal national face au phénomène du repostage. En l’espèce, des entreprises établies sur le territoire d’un État membre faisaient déposer en grande quantité des courriers à destination de cet État auprès des services postaux d’autres États membres, où les tarifs étaient plus avantageux. L’opérateur postal de l’État de destination, se fondant sur une disposition de la Convention postale universelle, réclamait alors aux expéditeurs le paiement de l’intégralité de sa taxe intérieure pour la distribution de ces envois.

Les entreprises concernées ayant refusé de s’acquitter des sommes demandées, l’opérateur postal a saisi les juridictions nationales. Le tribunal de première instance a rejeté la demande, mais la cour d’appel a sursis à statuer afin de poser plusieurs questions préjudicielles à la Cour de justice. Il s’agissait pour l’essentiel de déterminer si le droit pour un opérateur postal en situation de monopole de percevoir sa taxe intérieure sur ce type d’envois constituait une mesure contraire aux règles de concurrence et à la libre prestation de services prévues par le traité. Plus précisément, la question se posait de savoir si une telle pratique pouvait être qualifiée d’abus de position dominante, prohibé par l’article 86 du traité CE (devenu article 82 CE).

La Cour de justice a répondu que l’exercice de ce droit n’était pas, en son principe, contraire au traité, dans la mesure où il est nécessaire à l’accomplissement de la mission d’intérêt économique général confiée à l’opérateur. Elle a cependant jugé qu’un tel exercice devenait abusif et, partant, contraire au traité, dès lors qu’il conduisait l’opérateur à réclamer l’intégralité de la taxe intérieure sans déduire de son montant les frais terminaux déjà perçus de l’opérateur postal de l’État d’expédition. La solution retenue par la Cour consacre ainsi une légitimation conditionnée de la prérogative de l’opérateur postal (I), avant de sanctionner fermement l’application d’une tarification jugée inéquitable (II).

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I. La légitimation de l’intervention de l’opérateur postal au nom de l’équilibre économique du service public

La Cour de justice reconnaît la validité du mécanisme de taxation intérieure en le justifiant par les nécessités du service d’intérêt économique général. Cette consécration d’un droit dérogatoire au profit de l’opérateur historique (A) n’exclut cependant pas sa soumission aux principes fondamentaux du droit de la concurrence (B).

A. La consécration d’un mécanisme dérogatoire au service de l’intérêt général

L’arrêt s’appuie sur l’article 90, paragraphe 2, du traité CE pour justifier une restriction aux règles de concurrence. La Cour considère que l’opérateur postal est chargé de la gestion d’un service d’intérêt économique général, lequel inclut les obligations de collecte et de distribution du courrier international découlant de la Convention postale universelle. Or, les pratiques de repostage, en détournant une part substantielle des revenus sans diminuer les coûts de distribution finale, sont susceptibles de compromettre la viabilité économique de cette mission.

Dans ce contexte, la perception de la taxe intérieure est analysée comme une mesure nécessaire à la préservation de l’équilibre financier du service public. La Cour estime en effet que « l’obligation d’une entité telle que la Deutsche Post d’acheminer et de distribuer […] des envois déposés en grande quantité auprès des services postaux d’autres États membres […], sans que soit prévue pour cette entité la possibilité d’obtenir la compensation financière de tous les frais entraînés par ladite obligation, serait de nature à mettre en danger l’accomplissement, dans des conditions économiquement équilibrées, de cette mission d’intérêt général ». Le droit de taxer ces envois apparaît donc comme une contrepartie légitime, permettant d’éviter qu’une concurrence fondée uniquement sur l’exploitation de différences tarifaires ne fragilise l’opérateur chargé du service universel.

B. La soumission du droit postal universel aux exigences du droit de la concurrence

Si elle admet le principe de la taxation, la Cour rappelle avec force que les droits conférés par une convention internationale, telle que la Convention postale universelle, ne sauraient être exercés en méconnaissance des règles du traité. L’entreprise bénéficiant d’un monopole légal sur une partie substantielle du marché commun occupe une position dominante au sens de l’article 86 du traité. Bien que la création d’une telle position ne soit pas en soi contraire au traité, les États membres ne doivent pas maintenir en vigueur des mesures permettant à l’entreprise d’abuser de cette position.

La Cour examine donc l’exercice du droit prévu par la convention postale à l’aune de l’interdiction des abus de position dominante. Ce faisant, elle affirme la primauté du droit communautaire de la concurrence sur les arrangements sectoriels internationaux lorsque ceux-ci produisent des effets au sein du marché intérieur. Le droit pour l’opérateur postal de destination de traiter le courrier reposté comme du courrier intérieur n’est donc pas une prérogative absolue, mais une faculté dont l’usage doit rester compatible avec les obligations qui pèsent sur une entreprise en position dominante.

II. La sanction d’une pratique tarifaire jugée abusive et l’orientation vers un nouveau modèle de rémunération

Après avoir validé le principe de l’intervention de l’opérateur, la Cour s’attache à en encadrer les modalités financières, qualifiant d’abusif le cumul intégral des rémunérations (A). Cette sanction ponctuelle dessine en réalité les contours d’une réforme plus large des mécanismes de compensation entre opérateurs postaux (B).

A. La qualification d’un abus de position dominante par l’imposition d’un prix inéquitable

L’abus de position dominante ne réside pas dans le fait de réclamer une compensation, mais dans celui d’exiger le paiement de la totalité de la taxe intérieure sans tenir compte des sommes déjà perçues. Pour la distribution du courrier transfrontalier, l’opérateur de destination reçoit en effet de l’opérateur d’origine une rémunération appelée « frais terminaux ». En réclamant la taxe intérieure au taux plein, l’opérateur se fait donc rémunérer une seconde fois pour la même prestation de distribution.

La Cour de justice considère qu’une telle pratique s’apparente à l’imposition de prix inéquitables, abus explicitement visé par l’article 86 du traité. Elle juge que « l’exercice d’un tel droit est contraire à l’article 90, paragraphe 1, du traité, lu en combinaison avec son article 86, dans la mesure où il implique qu’une telle entité peut réclamer l’intégralité des taxes intérieures applicables dans l’État membre dont elle relève sans déduire les frais terminaux versés ». En contraignant les expéditeurs à acquitter un tarif qui ne correspond à aucune structure de coût économique, l’opérateur exploite abusivement sa position de monopole pour percevoir un avantage financier injustifié.

B. La portée de la solution : une incitation à la réforme des frais terminaux

La décision de la Cour ne se limite pas à la seule censure d’une pratique abusive, elle revêt une portée prospective significative. La solution est en effet explicitement conditionnée à l’état du système de rémunération inter-opérateurs. Le raisonnement de la Cour ne vaut, précise-t-elle, qu’« en l’absence d’un accord entre les services postaux des États membres concernés fixant des frais terminaux en fonction des coûts réels de traitement et de distribution du courrier transfrontalier entrant ».

Cette précision constitue une forte incitation à faire évoluer le système des frais terminaux, historiquement déconnecté des coûts réels, vers un modèle fondé sur une rémunération transparente et orientée vers les coûts. L’arrêt préfigure et conforte ainsi les objectifs de la directive 97/67/CE sur les services postaux, qui visait précisément à instaurer un tel système. En liant la légalité de la parade anti-repostage à l’absence de compensation adéquate par les frais terminaux, la Cour encourage les opérateurs à négocier des accords de rémunération plus équitables, qui rendraient à terme le recours à l’article 25 de la Convention postale universelle inutile et injustifié entre les États membres.

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