L’arrêt commenté, rendu par la Cour de justice des Communautés européennes dans le cadre d’un recours en manquement, offre une clarification essentielle sur la répartition des compétences entre la Communauté et ses États membres en matière de politique de la pêche. En l’espèce, à la suite de l’incapacité du Conseil à reconduire pour l’année 1978 des mesures communautaires de conservation des ressources de la mer, un État membre avait décidé de mettre en œuvre unilatéralement plusieurs réglementations nationales. Ces dispositions concernaient trois zones de pêche distinctes : l’une relative à la pêche au hareng dans une zone partagée avec un autre État membre, une autre instaurant un système de licences pour la pêche au hareng dans une mer intérieure, et une dernière étendant une zone d’interdiction de pêche au tacaud norvégien. La Commission, considérant que ces mesures violaient les obligations découlant du traité CEE, a engagé une procédure en manquement. Elle reprochait à l’État membre d’avoir agi sans consultation loyale, d’avoir édicté des règles discriminatoires et d’avoir pris des dispositions qui n’étaient pas justifiées par une nécessité de conservation. L’État membre défendeur soutenait quant à lui disposer d’une compétence originaire pour réglementer la pêche dans ses eaux, cette compétence n’étant limitée que dans les cas où le Conseil aurait effectivement exercé son propre pouvoir. Il était donc demandé à la Cour de déterminer si, en l’absence de réglementation communautaire adoptée en temps utile, un État membre conserve une compétence discrétionnaire pour édicter des mesures de conservation des ressources halieutiques ou si l’exercice d’une telle compétence résiduelle demeure encadré par des obligations procédurales et substantielles découlant du droit communautaire. La Cour de justice répond que la compétence en matière de conservation relève de la Communauté et que, même en l’absence de mesures communautaires spécifiques, les États membres ne recouvrent pas une liberté d’action discrétionnaire. Leur intervention, qui constitue non seulement un droit mais également une obligation d’agir dans l’intérêt commun, est subordonnée au respect de règles de fond et de procédure découlant du droit communautaire, notamment une obligation de coopération et de consultation loyale avec la Commission. La Cour a ainsi constaté le manquement de l’État membre sur les trois points soulevés, jugeant les mesures nationales contraires au droit communautaire.
La solution retenue par la Cour de justice réaffirme avec force le principe de la compétence communautaire en matière de conservation des ressources de la mer, limitant strictement l’autonomie des États membres (I). Cette approche de principe conduit logiquement la Cour à sanctionner sévèrement des mesures nationales adoptées en violation des exigences tant procédurales que substantielles du droit communautaire (II).
I. La réaffirmation de la compétence communautaire et l’encadrement strict de l’intervention étatique
La Cour de justice saisit l’occasion de ce litige pour consolider sa jurisprudence sur la politique commune de la pêche. Elle rappelle que la compétence en la matière est fondamentalement communautaire, même lorsque les institutions sont en situation de carence (A), transformant ainsi le pouvoir d’intervention unilatérale des États en une simple obligation d’agir sous un contrôle étroit (B).
A. La persistance de la compétence communautaire en dépit de la carence du Conseil
Face à l’argument de l’État défendeur selon lequel les États membres disposeraient d’une compétence originaire limitée uniquement par l’exercice effectif des pouvoirs du Conseil, la Cour oppose une vision contraire. Elle juge que l’échec des négociations au sein du Conseil n’a pas pour conséquence de rendre aux États membres la plénitude de leurs prérogatives. La compétence en matière de conservation des ressources biologiques de la mer a été transférée à la Communauté. Ce transfert est un principe fondamental de la politique commune de la pêche, dont l’existence ne dépend pas de l’adoption continue de règlements spécifiques. Ainsi, la Cour énonce que « Le fait que le conseil N ‘ait pu aboutir a une decision en vue de reconduire ces mesures en 1978 N ‘a pas eu pour effet de priver la communaute de sa competence en la matiere et de restituer ainsi aux etats membres une latitude D ‘action discretionnaire dans le domaine considere ». Cette affirmation est capitale : elle signifie que le champ de la compétence communautaire, une fois établi, ne saurait être réduit par une simple inertie institutionnelle. La matière reste dans le giron communautaire, et toute action nationale ne peut dès lors s’inscrire que dans ce cadre préexistant.
B. La transformation du pouvoir d’intervention en une obligation d’agir sous contrôle
Conséquence directe de cette persistance de la compétence communautaire, l’action des États membres change de nature. Elle n’est plus l’expression d’une souveraineté résiduelle mais devient une intervention subsidiaire et contrôlée. La Cour précise qu’il incombe aux États membres de prendre les mesures de conservation nécessaires, mais que cette démarche doit s’effectuer « dans L ‘interet commun et en respectant les regles tant de fond que de procedure decoulant du droit communautaire ». L’inaction du Conseil ne crée donc pas un vide juridique mais une obligation de suppléance pour les États membres, tenus d’agir en tant que fiduciaires de l’intérêt communautaire. Cette obligation est strictement encadrée par les exigences de la résolution dite de La Haye, qui impose de rechercher l’approbation de la Commission. Le pouvoir national est donc doublement limité : substantiellement, par la poursuite de l’intérêt commun, et procéduralement, par l’obligation de coopération loyale avec la Commission, gardienne des traités.
II. La sanction d’une action unilatérale contraire aux exigences communautaires
Forte de ces principes, la Cour examine les trois séries de mesures nationales litigieuses et conclut dans chaque cas à un manquement. Elle condamne d’abord une méthode procédurale jugée déloyale (A), avant de censurer sur le fond des mesures matériellement injustifiées et discriminatoires (B).
A. La condamnation d’un manquement aux obligations procédurales de coopération
La Cour se montre particulièrement sévère quant au respect de la procédure de consultation préalable de la Commission. Pour la zone de la Mourne Fishery, le fait d’informer la Commission la veille de l’entrée en vigueur de la mesure ne constitue pas une recherche sérieuse de son approbation. La Cour qualifie cette méthode de politique du « fait accompli », considérant qu’elle est par nature incompatible avec les devoirs de coopération découlant du droit communautaire. Elle précise que la consultation doit avoir lieu « a toutes les phases de L ‘elaboration de mesures projetees, de maniere qu ‘elle dispose du temps necessaire pour etudier celles-ci et pour faire connaitre son opinion en temps utile ». De même, concernant le régime de licences pour la mer d’Irlande, le manque de transparence et l’absence de publication de critères clairs et objectifs ont créé une insécurité juridique pour les pêcheurs des autres États membres, ce qui constitue en soi un manquement à l’obligation d’assurer une application correcte et non discriminatoire des règles.
B. La censure de mesures matériellement injustifiées et discriminatoires
Au-delà des aspects procéduraux, la Cour examine la substance même des réglementations nationales. Elle constate que plusieurs d’entre elles violent les principes de nécessité et de non-discrimination. L’exception accordée à certains pêcheurs nationaux dans la Mourne Fishery, autorisant une capture supplémentaire de 400 tonnes, est jugée « contraire a une necessite de conservation reconnue ». De plus, le fait de réserver cette dérogation à des bateaux d’une certaine taille a pour effet de « favoriser unilateralement certains pecheurs du royaume-uni ». De la même manière, l’extension de la « réserve du tacaud norvégien » est sanctionnée car l’État membre n’a pas réussi à démontrer sa justification en tant que mesure de conservation strictement nécessaire. La Cour relève que cette modification unilatérale d’une situation antérieurement concertée a lésé gravement les intérêts d’un autre État membre, sans que la nécessité d’une telle action ait été établie sur la base d’évaluations scientifiques appropriées. La mesure apparaît alors moins comme un instrument de conservation que comme un moyen de politique économique protectionniste, ce que le droit communautaire prohibe.