Arrêt de la Cour du 10 juillet 1984. – Campus Oil Limited et autres contre ministre pour l’Industrie et l’Energie et autres. – Demande de décision préjudicielle: High Court – Irlande. – Libre circulation des marchandises – Approvisionnement en produits pétroliers. – Affaire 72/83.

Par un arrêt du 10 juillet 1984, la Cour de justice des Communautés européennes s’est prononcée sur l’interprétation des articles 30 et 36 du traité CEE, relatifs à la libre circulation des marchandises. En l’espèce, un État membre, soucieux d’assurer la sécurité de son approvisionnement en produits pétroliers, a acquis la seule raffinerie présente sur son territoire par l’intermédiaire d’une société nationale. Pour garantir l’écoulement de la production de cette raffinerie, une réglementation a été adoptée, obligeant tout importateur de produits pétroliers à s’approvisionner auprès de ladite société nationale à concurrence d’un certain pourcentage de ses besoins et à des prix fixés par l’autorité ministérielle compétente. Des entreprises importatrices, estimant que cette obligation constituait une entrave à la libre circulation des marchandises, ont saisi une juridiction nationale afin de faire constater l’incompatibilité de cette réglementation avec le droit communautaire. Saisie d’un renvoi préjudiciel par la juridiction nationale, la Cour de justice a été interrogée sur la qualification de cette mesure au regard de l’article 30 du traité et sur la possibilité de la justifier par des raisons d’ordre public ou de sécurité publique au sens de l’article 36. Le problème de droit soulevé consistait donc à déterminer si une obligation d’achat imposée aux importateurs au profit d’une production nationale constitue une mesure d’effet équivalant à une restriction quantitative à l’importation et, dans l’affirmative, si la sauvegarde de l’approvisionnement énergétique d’un État peut légitimer une telle mesure au titre de la sécurité publique. La Cour répond que l’obligation pour les importateurs de s’approvisionner auprès d’une raffinerie nationale constitue bien une mesure d’effet équivalent interdite par l’article 30. Elle admet cependant qu’un État membre, largement dépendant des importations pour ses besoins énergétiques, peut invoquer des raisons de sécurité publique pour justifier une telle mesure, mais à des conditions très strictes liées au principe de proportionnalité.

L’analyse de la Cour se déploie en deux temps. Elle confirme d’abord fermement que le mécanisme d’achat obligatoire constitue une entrave prohibée par le traité (I), avant de définir, de manière restrictive, les conditions dans lesquelles la sécurité publique peut exceptionnellement justifier une telle mesure (II).

I. La qualification confirmée d’entrave à la libre circulation des marchandises

La Cour de justice adopte une position rigoureuse en qualifiant la réglementation nationale de mesure d’effet équivalent à une restriction quantitative (A), tout en écartant les arguments visant à soustraire le secteur pétrolier au champ d’application des règles fondamentales du traité (B).

A. L’application d’une définition extensive de la mesure d’effet équivalent

La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle l’article 30 du traité vise « toute mesure susceptible d’entraver directement ou indirectement, actuellement ou potentiellement, le commerce intracommunautaire ». Or, une obligation faite aux importateurs de se fournir pour une partie de leurs besoins auprès d’un producteur national a pour conséquence directe de limiter leurs possibilités d’importer les mêmes produits en provenance d’autres États membres. Le raisonnement de la Cour est imparable : en réservant une part du marché national à la production domestique, la mesure en cause désavantage nécessairement les producteurs établis dans les autres États membres et fausse la concurrence.

La Cour souligne que l’obligation « comporte donc un effet protecteur en faveur d’une production nationale ». Cette analyse démontre que l’effet restrictif est apprécié objectivement, indépendamment des intentions du législateur national. Peu importe que la mesure vise à sécuriser un approvisionnement ; dès lors qu’elle cloisonne le marché et favorise une production locale, elle tombe sous le coup de la prohibition de l’article 30. La Cour écarte ainsi l’argument de l’État membre selon lequel la mesure ne restreindrait pas les importations au motif que le pays importe la totalité de son pétrole, qu’il soit brut ou raffiné. L’entrave ne porte pas sur l’importation de la matière première, mais bien sur celle des produits finis, qui pourraient être acquis auprès de raffineries situées dans d’autres États membres.

B. Le rejet d’une exception sectorielle implicite

L’État membre concerné avançait que l’importance vitale des produits pétroliers pour l’économie nationale justifierait une dérogation non écrite au principe de la libre circulation. La Cour rejette catégoriquement cette thèse, affirmant que le traité « étend l’application du principe de la libre circulation à toutes les marchandises, sans autre exception que celle expressément prévue par le traité ». Admettre une telle exception aurait créé une brèche dangereuse dans l’une des libertés fondamentales du marché commun, en permettant à chaque État de définir unilatéralement des secteurs stratégiques échappant aux règles communes.

De même, la Cour écarte l’application de l’article 90, paragraphe 2, du traité, relatif aux entreprises chargées de la gestion de services d’intérêt économique général. Si une raffinerie peut être considérée comme telle, ce statut ne saurait justifier que l’État membre prenne, en sa faveur, des mesures contraires aux règles du traité, notamment à l’article 30. Le paragraphe 2 de l’article 90 n’autorise des dérogations aux règles de concurrence que dans la mesure nécessaire à l’accomplissement de la mission particulière impartie à l’entreprise, et non des mesures de protectionnisme commercial. La position de la Cour réaffirme ainsi la primauté des règles de libre circulation et l’interprétation stricte des dérogations possibles.

Après avoir solidement ancré la mesure litigieuse dans le champ de l’interdiction de l’article 30, la Cour examine si elle peut néanmoins être sauvée par l’une des justifications expressément prévues par le traité, ouvrant ainsi la voie à une analyse nuancée de la notion de sécurité publique.

II. L’admission conditionnelle de la justification tirée de la sécurité publique

La Cour reconnaît que la sécurité de l’approvisionnement en produits pétroliers peut relever de la notion de sécurité publique (A), mais elle soumet la validité de toute mesure nationale à un contrôle de proportionnalité particulièrement rigoureux (B).

A. L’interprétation finaliste de la notion de sécurité publique

L’apport principal de l’arrêt réside dans l’interprétation que la Cour donne à la notion de sécurité publique de l’article 36. Alors que cette disposition est traditionnellement interprétée strictement et vise des intérêts de nature non économique, la Cour admet ici qu’un objectif économique peut être pris en compte lorsqu’il est indissociable d’un intérêt fondamental de l’État. Elle juge que les produits pétroliers, par leur « importance exceptionnelle comme source d’énergie dans l’économie moderne, sont fondamentaux pour l’existence d’un État ». Une interruption de l’approvisionnement affecterait non seulement l’économie, mais aussi les institutions, les services publics essentiels et la survie même de la population.

Dans ce contexte, la Cour considère que « le but d’assurer, en tout temps, un approvisionnement minimal en produits pétroliers dépasse des considérations de nature purement économique et peut donc constituer un objectif couvert par la notion de sécurité publique ». Cette approche finaliste permet de distinguer cet objectif des difficultés économiques classiques, que l’article 36 ne saurait justifier. La Cour reconnaît ainsi une prérogative essentielle de l’État, à condition que la menace soit réelle et que les mesures communautaires existantes, destinées à assurer la solidarité en cas de crise, ne soient pas suffisantes pour garantir un approvisionnement minimal inconditionnel.

B. L’encadrement strict par le principe de proportionnalité

Si la Cour ouvre la porte à une justification par la sécurité publique, elle l’assortit immédiatement de conditions drastiques découlant du principe de proportionnalité. Une mesure restrictive ne peut être justifiée que si elle est apte à atteindre l’objectif visé et si elle ne va pas au-delà de ce qui est nécessaire. La Cour examine d’abord la pertinence de maintenir une capacité de raffinage nationale, concluant qu’elle peut effectivement contribuer à la sécurité de l’approvisionnement en permettant la conclusion de contrats à long terme et en réduisant la dépendance vis-à-vis des compagnies étrangères.

Ensuite, et surtout, elle vérifie la nécessité de l’obligation d’achat. Une telle mesure n’est acceptable qu’en dernier ressort, « si la production de la raffinerie en cause ne peut pas être écoulée librement, à des prix compétitifs, sur le marché concerné ». De plus, les quantités de produits soumises à l’obligation d’achat ne doivent en aucun cas dépasser ce qui est strictement indispensable, c’est-à-dire « les limites de l’approvisionnement minimal de l’État concerné sans lequel sa sécurité publique […] serait affectée », ainsi que le niveau de production techniquement requis pour maintenir la raffinerie opérationnelle. Il appartient à la juridiction nationale d’apprécier si, dans les faits, ces conditions très strictes sont remplies. En fixant un cadre aussi exigeant, la Cour de justice concilie la sauvegarde des intérêts essentiels des États membres avec l’impératif d’intégration du marché commun.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

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